Un écrivain ignoré de la diaspora : Anton Anghel, Fortuna Star

Publié par Mircea Gheorghe Juillet 2007

En 1993, la parution du roman d’Anton Anghel, Fortuna Star, suscita un vif intérêt chez les médias montréalais, phénomène qui passa presque inaperçu au sein de la communauté des Roumains de Montréal, malgré le fait qu’il s’agissait d’un de leurs compatriotes. Publié par la prestigieuse maison d’édition québécoise VLB, le roman est devenu l’un des best-sellers de l’année, avant de tomber dans un oubli précoce que personne n’a paru regretter. C’était pourtant un roman tout à fait remarquable à bien des égards. Promu par un « groupe d’influence » il serait probablement devenu aussi célèbre que Papillon d’Henri Charrière, à la fin des années 1960. Sauf que, pour attirer l’attention d’un tel « groupe d’influence », l’auteur aurait dû avoir une présence active dans la vie littéraire. Or, il est soudainement apparu de nulle part pour disparaître de la même manière, sans laisser aucune trace. Ce qui fait qu’aujourd’hui, quatorze ans plus tard, personne – y compris son éditeur – ne sait où se trouve l’auteur, s’il continue à écrire ou s’il est encore en vie.

 

Anton Anghel appartient à la catégorie des écrivains aventuriers qui groupe des natures très différentes comme François Villon, Arthur Rimbaud, Jean Genet, Albertine Sarrazin, Thomas de Quincey ou Henri de Manfreid – sans oublier, bien sûr, Henri Charrière. Les seuls renseignements que l’on connaît sur sa vie privée se trouvent dans les deux pages précédant le roman « En guise d’introduction ». On apprend ainsi que l’auteur a purgé une peine de sept ans (entre 1981 et 1988) dans la prison fédérale canadienne de sécurité maximale Archambault, pour avoir attaqué un camion blindé transportant quelques millions de dollars. En avril 1990, il est à nouveau arrêté à son domicile – depuis longtemps placé sous surveillance. Les policiers y découvrent une liste de présumés complices, probablement des membres d’un gang de malfaiteurs récidivistes. Ce sont des noms internationaux, certains très suggestifs : Alex Bandera, Stalin, Rocco Damiani, Musulimu, Nastasia, Sonia Schneider, Herman Reig, Rousseau. Anton Anghel est envoyé de nouveau dans la prison Archambault et la plainte déposée contre lui – l’organisation d’un gang à des fins criminelles – le rend passible d’une peine de prison à vie. Malgré tout, ses complices restent introuvables ; leurs noms ne figurent pas non plus dans les bases de données de la police, de la Gendarmerie royale du Canada, du F.B.I. américain ou d’Interpol. Cette énigme, devenue un vrai casse-tête pour la police, s’éclaircit pendant le procès, Anton Anghel prouvant devant le jury que la liste des « complices » n’était finalement qu’une liste de personnages fictifs, préparée pour son futur roman Fortuna Star. Après des débats enflammés, l’histoire s’achève sur un happy-end burlesque : « Les douze jurés rendent leur verdict. À l’unanimité, Anton Anghel est déclaré non-coupable. Profondément déçus, les policiers font la promesse de se mettre à lire Proust. En pleine Cour Supérieure, sans rancune, Anton Anghel leur serre la main et leur souhaite bonne chance. »

 

En parcourant Fortuna Star, on se rend compte que le conseil de lire l’œuvre romanesque de Proust n’était pas surréaliste, malgré l’ironie et la condescendance à l’adresse des policiers. Non qu’il y ait un lien entre le roman de l’écrivain roumain canadien et la Recherche du temps perdu si on pense au style enveloppant ou à la finesse sulfureuse des personnages proustiens. Mais, sous le masque d’un roman d’action trépidante, Fortuna Star dissimule une structure complexe, imposant plusieurs niveaux de lecture.

 

Le roman présente la mise au point d’un hold-up, dont les préparatifs s’étalent sur deux semaines ; la compagnie visée est Tiger Armoured Car qui garde dans ses coffres-forts 40 millions de dollars que l’on s’apprête à déplacer. Tout en respectant les étapes et les ingrédients d’un bon récit d’aventures, Fortuna Star inclut, un à la fois ou même simultanément, de nombreux épisodes débordant de violence, de sexe, d’humour ou de mélancolie. À vrai dire, le roman prend la forme d’un conte de fées parodique dès son début qui nous montre Alex Bandera se procurant des armes pour mener à bien son dangereux plan et sauvant la vie de la belle Sonia Schneider. Cette dernière deviendra, évidemment, une complice fidèle de Bandera et l’une des leaders du groupe, à côté de Nastasia, l’autre « femme terrible » du roman.

 

Durant les deux semaines, d’autres personnages s’ajouteront et nos héros bénéficieront d’une aide presque miraculeuse, comme une récompense providentielle pour leur beau caractère ! La fin de l’histoire est un happy-end tout aussi bouffon que mélancolique. Une fois l’action finie, l’objectif atteint et les coupables punis, les héros reprennent leur vie normale et leur routine qu’ils avaient oubliées pendant tout ce temps. Nastasia et Sonia préparent, sans beaucoup de succès, un rôti de porc, pendant que Stalin et Théo Vaida jouent au poker en se partageant des graines de tournesol (car le chef Bandera leur avait interdit de miser sur de l’argent). Pendant ce temps, les deux autres personnages féminins ayant hérité des rôles occasionnels, mais pas négligeables dans l’action du roman, Elvira Brown et Juliette, font preuve d’abnégation et aident Rousseau à dépasser une de ses nombreuses crises de priapisme. Submergé par une vague tristesse, Alex Bandera erre là où tout a commencé, au belvédère du mont Royal – un plateau gorgé de touristes qui sépare l’est et l’ouest de la ville de Montréal.

 

Comme toute narration appartenant à ce genre, le roman présente le manichéisme de rigueur - le monde partagé en deux camps, des bons et des méchants - mais le camp des bons est peuplé presque exclusivement de bandits intelligents. Dans le feu de l’action, entre deux rafales de balles ou avant de commettre un crime, ceux-ci réfléchissent avec gravité aux principes généraux qui gouvernent leur monde. Ou encore ils bavardent sans cesse, insoucieux et de bonne humeur, se laissant entraîner dans des polémiques moqueuses ou des discussions tournant autour des idées nietzschéennes et anarchistes. Les policiers sont de simples figurants qui quittent la scène une fois le vol accompli. La seule source de conflit reste alors la confrontation entre les mauvais bandits et les bons bandits. On pourrait considérer qu’Alex Bandera et ses complices, le gang des « bons », partagent l’esprit des mousquetaires de Dumas, en se conduisant selon la célèbre formule « un pour tous, tous pour un ». Mais ce manque d’originalité ne nous dérange pas. D’abord, il est compensé par l’habileté de l’auteur qui construit un récit au rythme captivant, suggestif, alerte, en maîtrisant parfaitement les techniques du suspens – le tout sur un fond de réalisme cru qu’on ne rencontre jamais dans l’œuvre de Dumas. Deuxièmement, le roman d’Anghel est polyphonique. On entend une première ligne mélodique dominante, celle du roman d’action, mais aussi celle du roman chevaleresque qui place toutes les actions des personnages sous le signe d’un Moyen Âge lointain ; cette seconde ligne, très sympathique, peut être considérée comme un persiflage, probablement involontaire, du post-modernisme. Elle est due à l’un des personnages du roman, Virgil Bérubé, surnommé le Poète, qu’on découvre tout insignifiant au début de l’histoire mais qui, graduellement, devient aussi important que Bandera lui-même. L’esprit errant, comme Don Quichotte, dans le XIIIe siècle, le Poète raconte lui aussi, à sa manière, le vol des 40 millions de dollars dans un roman placé à l’époque des Nibelungen qu’il écrit d’une manière intermittente. Dans son manuscrit, Sonia Schneider se transforme en Brunhilda, l’ex-policier Herman Reig prend le visage et la personnalité d’un magicien (Turold), pendant qu’Alex Bandera, Stalin, Musulimu, Theo Vaida et les autres sont des croisés luttant pour libérer Jérusalem (l’entrepôt) des Sarrasins (les policiers).

 

Il existe aussi une troisième ligne de narration, qui concerne Alex Bandera, une sorte de commentaire occasionnel sur la signification des événements, une possible clé pour une lecture sous-textuelle : la statue de la Fortune placée en face de l’entrepôt – auparavant le célèbre casino Fortuna Star – apparaît, dans les yeux de Bandera, comme une variante de Pasiphaé, la fameuse femme dépravée du roi Minos, et la corne d’abondance de sa main gauche lui apparaît comme un immense phallus. La chance est toujours du côté des gens bien en vie, pense Bandera, et la vitalité s’exprime notamment par une sexualité débordante. Compte tenu du symbolisme qu’il décortique, Bandera devient confiant dans la réussite de son hold-up. La chance revient à ceux qui sont comme lui, comme Sonia Schneider, comme Nastasia et même comme le pauvre imbécile Rousseau qui, véritable machine à copulation, fait partie, lui aussi, du camp des vainqueurs.

 

On peut traduire tout cela comme l’intention d’écrire une histoire sur le pouvoir sous toutes ses formes – sexe, argent, amitié –, sur sa réalité, ses apparences et ses limites et sur la valeur de la vie que l’auteur ne conçoit pas en dehors de cette triade. Heureusement, l’histoire est racontée avec beaucoup d’humour qui s’applique également aux scènes hard, de sexe ou de violence.

 

Les pages d’introduction du roman mentionnent qu’Anton Anghel avait expérimenté pour la première fois la vie en détention dans sa Roumanie natale où il aurait été torturé en tant qu’opposant du régime. On découvre les échos de cette expérience – si elle est vraie – dans quelques souvenirs de jeunesse d’Alex Bandera qui, malgré son nom espagnol, est Roumain. On les retrouve aussi dans les souvenirs de la Polonaise Sonia Schneider qui se souvient, à un moment donné, de l’indigence des Roumains pendant le communisme, comme elle l’avait observé durant des congés passés sur le littoral roumain. Ces réminiscences semblent « collées » et assez inutiles pour l’identité des personnages. Mais elles ne le sont plus pour l’identité de l’auteur. C’est comme la signature du peintre au coin d’un tableau : cela n’apporte rien à la beauté de la toile, mais c’est la petite information qui fait que le tableau n’est plus un objet anonyme.

 

 

En l’absence d’une biographie de l’auteur et d’informations à son sujet et sans une carrière suivie par l’intérêt des critiques littéraires, le « passé » roumain d’Alex Bandera est le seul indice nous permettant d’affirmer que Fortuna Star est le livre d’un écrivain né en Roumanie qu’il a quittée à un moment donné, dans certaines circonstances, après y avoir vécu sous un certain régime. C’est bien peu pour connaître l’auteur, mais c’est mieux que rien.

 

 

 

 

Article publié dans Timpul, no.7, juillet 2007, p. 20 et inclus dans le volume L’Imprévisible triomphe - chroniques et essais, Iasi, Institutul European, 2008, pp.189-194, du même auteur. Traduit du roumain par Simona Plopeanu*.

 

 

* Diplômée en littérature et en journalisme, Simona Plopeanu compte plus de 15 ans d’expérience dans le domaine journalistique. Elle est la fondatrice de l’entreprise Points de vies qui se donne comme mission l’écriture de biographies, en plus d’offrir des services de rédaction et de traduction.

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