Crédits

Anton Anghel

Auteur

Studio C1C4

Édition, 2015

VLB éditeur

Édition original, 1993

Titica Anghel

publication à compte d’auteur

Jimmy Gagné
Felix Anghel

Maquette de couverture

Jimmy Gagné
Annabelle Viau

Mise en pages et version numérique

Catherine Charbonneau

Conceptrice web

Voici un véritable thriller philosophique. Cruel et intelligent jusqu’au vertige.

Fortuna Star

Frôlant la mort, les personnages auront l’occasion de réfléchir sur des thèmes passablement réfractaires au bon sens : le « pourquoi je suis né ? », l’existence résolue, l’instinct de liberté et, bien sûr, le Pouvoir — celui du sexe, celui de l’argent et celui de la volonté. Alex Bandera, le personnage central de ce roman, veut s’emparer de « Fortuna Star », une véritable forteresse en plein cœur du Vieux-Montréal. Les quarante millions de dollars qui s’y trouvent, symbole de l’Impossible, représentent un défi aux multiples rebondissements. Directe et implacable, la prise d’assaut se fait en plein jour. Deux femmes y participent corps et âme, deux femmes extraordinaires, dures et féminines comme la littérature n’en a pas encore connu.

Extraordinaire tout autant, Virgil Bérubé dit le Poète. Grâce à lui, le romanesque du XIIIe siècle et la Guerre sainte commencent à se frotter aux quarante millions de dollars et aux rafales de Kalashnikov. L’Impossible chancelle, s’écroule, et à sa place se dresse inévitablement un autre Impossible.

Fortuna Star, c’est tout cela et bien plus : C’est aussi une façon de concevoir la vie… jusqu’au bout, en compagnie de la déesse Fortune.


ISBN : 978-2-924037-08-9 (ePub)
ISBN : 978-2-924037-07-2 (papier)

Image de couverture de Fortuna Star, Édition 2014.

En quelques semaines, FORTUNA STAR réussit le formidable exploit de gagner le cœur des lecteurs, l’intérêt permanent des médias et les appréciations positives de la critique.

Presse

En guise d’introduction

Portrait d'Anton Anghel, auteur de Fortuna Star

29 avril 1990. La SWAT fait irruption dans un appartement de la rue Victoria, à Montréal. Anton Anghel est arrêté. Une liste de noms tombe entre les mains de la police et, une heure plus tard, les vaillants ordinateurs de la GRC, du FBI américain et de l’Interpol cherchent assidûment les autres membres de la bande : Alex Bandera, Théo Vaida, Stalin, Rocco Damiani, Sonia Schneider et Nastasia.

Malgré l’ampleur des recherches, ces dangereux bandits restent introuvables. Pour sa part, souriant du coin des lèvres, Anton Anghel déclare aux super-flics qu’il s’agit des personnages du roman Fortuna Star.

On lui rit au nez. Car, même si les policiers ne sont pas des admirateurs de Proust, ils ne sont pas tout à fait les abrutis qu’on les croit. Ils savent qu’Anton Anghel a purgé une peine de sept ans pour le braquage d’un camion blindé. Ils sont persuadés que cette attaque à main armée n’est que la pointe de l’iceberg, et parce que les bandits de cette trempe ne reculent devant aucune astuce, les policiers rejettent d’emblée l’hypothèse du roman. Ils préfèrent se fier à leur flair qui est redoutable, et à leur jugement qui l’est beaucoup moins.

Sous le numéro EP-5 (01-9597.90.4), la liste des noms est déposée comme preuve au dossier d’accusation. Un retentissant procès s’ensuit et, dans l’attente des comparutions, l’auteur de Fortuna Star est renvoyé là d’où il était sorti deux années auparavant : le pénitencier fédéral à sécurité maximale Archambault.

Les prisons fédérales, il les connaît bien. De plus, dans son pays d’origine, il avait connu les camps de travaux forcés et les prisons moyenâgeuses de Transylvanie. Pendant de longues années, condamné pour des crimes contre l’autorité de l’État, il a subi la faim, le froid et la torture.

Cette fois-ci, l’auteur de Fortuna Star risque la prison à vie. À part ses personnages il est le seul inculpé, et le romanesque qui fonce dans la réalité risque de lui être fatal. Son passé mouvementé joue contre lui, mais le romanesque finit par faire preuve de clémence.

Les douze jurés rendent leur verdict. À l’unanimité, Anton Anghel est déclaré non-coupable. Profondément déçus, les policiers font la promesse de se mettre à lire Proust. En pleine Cour supérieure, sans rancune, Anton Anghel leur serre la main et leur souhaite bonne chance.



Extrait de la première partie

Lundi 1 juillet, 7  heures du soir.

On dirait que c’est dans le sang. Comme les rouges à lèvres, comme les condoms ou comme les fourgons blindés qui transportent l’argent des banques, les revolvers ont toujours eu un don remarquable : celui de faire surgir les situations ­spécifiques qui justifient leur existence.

Pourquoi ? Comment cela est-il possible ? Questions épineuses et abruptes, auxquelles, faute de pouvoir vivre assez longtemps, aucun intéressé n’a pu trouver une réponse convenable.

En tout cas, Alex Bandera décida de laisser à la maison son revolver de calibre 357. Un peu de prudence ne pouvait pas lui faire de mal. Il avait souvent entendu ce raisonnement, et jusqu’à maintenant qu’il approchait de la quarantaine, rien dans sa carrière ne lui avait enseigné le contraire.

Toutefois, braqueur de fourgons blindés et tueur seulement quand il fallait le faire, Alex Bandera croyait à la prudence comme il croyait aux effets thérapeutiques des pamplemousses.

Peut-être qu’il y aurait cru davantage s’il n’avait pas eu la ­fâcheuse capacité de visualiser les concepts, capacité qui lui permettait de voir en chair et os la Sainte-Trinité que forment la Prudence, la Sagesse et le Bon Sens — images bouleversantes et peu recommandables aux gens de bien, car elles risquaient de tartiner à jamais les tendres rouages de leurs âmes.

En effet, les trois vertus s’envoyaient continuellement en l’air, se chevauchant sans cesse, toujours emmêlées, l’une sur l’autre, l’une dans l’autre, partouze éternelle où le Bon Sens jouait avec application son rôle de Priape de la Morale. Bien sûr, voir de ses propres yeux comment la belle, la délicate et timide Prudence faisait une pipe endiablée au Bon Sens avait de quoi en ébranler plus d’un.

Mais Alex Bandera ne se laissait pas atterrer par ces révélations. Car c’était un dur, un vrai, de la race de ceux qui savent rire et qui ne s’en privent pas. Et s’il doutait un peu de la vertu des vertus, il continuait de croire à la Fortune, déesse foutrement rusée que la grosse verge du Bon Sens n’avait jamais réussi à pénétrer à fond.




Une fois prise la décision d’être prudent, Alex Bandera plaça le gros Smith & Wesson dans un tiroir et regarda sa montre. C’était encore trop tôt. C’était aussi trop chaud, trop humide, trop étouffant. Depuis tôt le matin, quelque chose de trop planait dans l’air, un trop auquel on finit par s’habituer parce qu’il est toujours là, collé à la peau comme le malheur des autres.

Alex Bandera resta debout, planté au milieu du salon. Son regard pointait par la fenêtre, loin dans la rue, comme à la recherche d’un endroit tranquille où le « trop » n’existait pas, ou pas encore.

Dans son regard la cordialité n’existait plus, car à l’arrivée fracassante de la compréhension, elle s’était empressée de plier bagage pour faire des heureux ailleurs. Mais ce n’était pas grave, parce que la volonté l’avait remplacée de pied ferme, sans parler de la dureté qui s’était installée peu après, pour de bon et pour y rester.

Fort heureusement sans doute. Ce regard, ces traits de caractère collaient bien avec la grande stature d’Alex Bandera, avec ses épaules larges et son visage expressif. La meilleure preuve en était qu’il s’aimait bien. De plus, les femmes l’aimaient bien, les amis ­l’aimaient bien, tout le monde l’aimait bien.

Les seuls qui l’aimaient moins, c’étaient les gardes armés qui transportaient les gros sacs d’argent — et pour dire vrai, ceux-là ne l’aimaient pas du tout. Mais il s’en foutait complètement, car il savait que dans cette putaine de vie on ne peut pas tout avoir.

Cette noblesse d’accepter de bon cœur l’imperfection des choses, de considérer même que l’imperfection garantit leur authenticité, lui avait ouvert, au tout début, deux chemins dans l’existence. Deux voies royales aussi magnifiques que dangereuses : l’une qui menait vers la Philosophie, l’autre qui menait vers le grand bandi­tisme. Et si finalement, après de mûres réflexions, il avait choisi le banditisme, c’était uniquement pour éviter la perversion sexuelle d’enculer les pensées des autres.

Le motif était indiscutablement louable. Mais pendant qu’il se trouvait en prison, il s’était demandé souvent si tant d’altruisme en valait la peine. Cependant, ces remises en question de la bonne voie, brèves et remplies de subjectivisme, étaient facilement pardonnables. Car il faut le dire : huit ans de prison à sécurité maximale, ce n’est pas toujours de la tarte.

Seulement, son penchant naturel pour l’anthropologie l’avait aidé à s’en sortir. Mais le point de vue anthropologique avait lui aussi ses limites.




Alex Bandera soupira et détourna le regard de la fenêtre. Le rendez-vous pour la transaction des armes à feu devrait avoir lieu à dix heures du soir. Aucun problème de ce côté-là : il achetait des gens qu’il connaissait depuis des années, des gens fiables, pour lesquels six fusils d’assaut Kalashnikov et six pistolets Beretta 92 n’étaient qu’une bagatelle.

Il alluma le poste de télévision, chercha ses cigarettes, dévissa le bouchon de la bouteille de vodka, remplit un verre, et s’assit commodément sur le seul fauteuil de la pièce.

Au même moment la porte de l’appartement grinça doucement. Nastasia, la voisine de palier qui habitait juste en face, se faufila dans le salon. Nue comme un ver, elle ajouta deux pirouettes à son apparition de nymphe qui se trompe de clairière. Elle sauta ensuite sur le canapé, où elle s’immobilisa souriante, jambes sagement croisées et bras joints derrière la nuque.

En tout cas, c’était une nymphe sud-américaine. Dans la trentaine, très mince, très brune, avec un beau visage de madone coquine qui en sait trop sur trop de choses. Coupés à la Cléopâtre, ses cheveux longs et lisses avaient une sobriété recherchée, annulée par l’expression des yeux qui narguaient mer et monde.

— Les mortels se portent bien aujourd’hui ? s’intéressa-t-elle, pleine de sollicitude.

— Les mortels ne le savent pas, répondit en souriant Alex Bandera. La journée n’est pas encore finie, et bien des choses peuvent leur arriver. Comme à toi, d’ailleurs. Tu finiras par rencontrer un zélé exorciseur dans le couloir de l’immeuble. Les exorciseurs ne rêvent que de ça.

— Bien sûr, mais pas pour les mêmes raisons que tu penses. Ils sont des hommes, les pauvres. Et ce n’est pas bon de boire tout seul, ça sent le vice !

Alex Bandera s’en alla explorer la cuisine à la recherche d’un autre verre, qui devrait remplir la double condition d’être propre et d’être là. Restée seule, Nastasia s’allongea commodément sur le canapé, prit la télécommande et commença à changer rapidement les canaux, pour se prouver que rien n’était plus gratifiant qu’un écran qui n’arrive pas à passer un message cohérent. Dans son appartement, le poste de télévision était depuis des mois réduit au silence et, selon elle, il dégageait une insoupçonnable beauté remplie de mystère.

Quelle sorte de mystère, personne ne le savait. Nastasia ne le disait pas, et les gens timides qui lui rendaient visite sept jours par semaine n’avaient pas d’opinion à ce sujet. Ils venaient là pour une autre raison, toujours la même : faire des photos de nu, seulement des photos de nu, et ils apportaient avec eux tout ce qu’il fallait pour rendre le nu encore plus nu : des écharpes fleuries, des casques de guerre du IIIe Reich, des vibrateurs roses ou noirs, des sabres de samouraï vrais ou faux, des voiles de mariée mais jamais la robe, des casquettes encombrantes pour les condamnés à la chaise électrique, des petites souris avec ou sans ressort, des boas vivants, des grosses bananes plus ou moins mûres, des scies mécaniques pour bûcherons, de la crème fouettée, des chandeliers juifs, des pattes de cochon, des lézards empaillés et une foule d’autres objets aussi hétéroclites que charmants, dont les connotations plus ou moins soupçonnables pouvaient donner du relief au bonheur.

Tout le monde s’amusait et y trouvait son compte, bien que les parties de jambes en l’air aient été bannies de ces jeux-là, du moins en principe. Inévitablement, il arrivait qu’à un moment donné le photographe amateur perde la tête. Mais il avait la permission de se masturber de son mieux, et dans cette ambiance exaltante et enrichissante, la présence d’un poste de télévision n’aurait fait que rappeler la platitude de l’existence. Cela, Nastasia le disait en souriant à ses invités, ils la trouvaient d’une délicatesse bandante, elle trouvait qu’il y avait du vrai là-dedans, elle s’extasiait devant la vigueur du relief, et d’habitude le bonheur des autres n’en demandait pas plus.

— Je pensais que tu t’étais sauvé ! dit-elle quand Alex Bandera revint au salon.

— Me sauver, de quoi ? s’intéressa-t-il

— De ça ! sourit-elle.

Il remplit les verres, s’assit sur le fauteuil et regarda le « ça » en question, qu’il connaissait au point d’en rêver la nuit : une grande tête de diable, aux couleurs vives, tatouée sur le bas-ventre de Nastasia. Les cornes pointues se levaient à la hauteur du nombril, le menton était enfoncé profondément entre les cuisses, et comme fossette personne n’aurait pu avoir mieux. La bouche du Diable s’articulait autour d’un mont de Vénus étonnamment charnu, et grâce à cette proéminence, elle avait une expression à la fois sensuelle, boudeuse et ironique. Pour leur part, couleur rubis, les yeux du Diable tatoué scintillaient d’une fermeté à faire sursauter l’âme.

D’une fidélité à couper le souffle, l’image entretenait un perpétuel suspense. L’impression était que d’un moment à l’autre le Diable aurait pu sourire, ricaner, ou envoyer un clin d’œil aux intéressés.

La sensation d’embarras était incontournable, mais Alex Bandera s’en tirait toujours bien. Nastasia était très bien placée pour le savoir, ce qui ne l’empêchait de le taquiner chaque fois qu’elle en avait l’occasion. Et des occasions, elle en avait souvent.

— Je n’ai jamais vu un diable si charmant, fit sans ciller Alex Bandera.

— Contente de te l’entendre dire, susurra Nastasia. Plusieurs ne sont pas de cet avis, et je ne comprends pas pourquoi. Mon diable est sensible, intelligent, cultivé, il a du caractère et il ne rate pas une occasion pour capitaliser ce qu’il voit de bon chez les humains.

— Et qu’est-ce qu’il voit ? ricana Alex Bandera.

— La pudeur, la civilité, la modestie, la tempérance, le savoir-faire, et j’en passe…

— Il est bien chanceux, lui !

Nastasia pouffa de rire. Elle se leva d’un bond, s’approcha du fauteuil et monta à cheval sur les genoux d’Alex Bandera. Quand il la pénétra, le Diable tatoué ondoya pour se serrer contre lui. Puis, le Diable tatoué commença à y mettre du sien. Le Diable se lança dans un slalom très rapide et très serré qui ne nécessitait qu’un coup de reins pour retourner au point de départ.

Alex Bandera connaissait les difficultés du trajet, et en pensant aux qualités du diable, il se dit que seul le savoir-faire était capitalisé comme il fallait.


9  heures du soir.

Quand Alex Bandera sortit de la maison, son sourire fut vite effacé par la chaleur étouffante de la rue. En haut, le ciel sombre se préparait résolument à la pluie. Alourdis par leur trop-plein, les nuages de couleur gris cendre frottaient leurs ventres mous contre la coupole de l’oratoire Saint-Joseph, celle qui dominait tout le quartier du haut de sa colline.

Domination d’ordre exclusivement topographique, étant donné l’époque et le caractère ethnique du quartier, qui unissaient leurs forces pour rendre l’oratoire plutôt symbolique.

Bonne ou mauvaise, cette attitude progressiste n’était pas partagée par la foule des touristes, qui croyaient dur comme fer aux faveurs et aux miracles. Parmi eux, plusieurs venaient de très loin pour gravir à genoux l’interminable escalier réservé aux pénitents.

Avec un sentiment confus, Alex Bandera regardait parfois ces gens qui voulaient marchander avec Dieu : ils offraient contre des faveurs la souffrance physique de leur pénitence, une souffrance qui avait un certain bon sens et surtout du savoir-faire ; une souffrance prévisible, contrôlée, antiseptique et antidérapante, qu’on pouvait à tout moment interrompre pour la reprendre quand ça allait mieux — une souffrance bien domptée, bien édentée et bien honnête.

Il ne ressentait pour eux aucun sentiment de mépris, de condescendance ou d’hostilité, tout comme il ne ressentait aucun sentiment de pitié ou de considération. Il se disait que fort probablement, si Dieu existait, Dieu devait regarder de la même façon la souffrance des pénitents.

Car nécessairement Dieu était intelligent, et cela les pénitents ne le savaient pas : pour eux, comme pour les croyants de toutes les religions du monde, Dieu était tour à tour doux et sévère, compréhensif et intolérant, indulgent et impitoyable. Le Dieu des pénitents avait toutes les attitudes et toutes les qualités — sauf l’intelligence, qui ne leur convenait pas parce que impossible à manipuler. Car, en effet, quel Dieu intelligent aurait pu accepter le marchandage de la souffrance, fût-elle vraie ou fausse ?

Parce qu’il le croyait intelligent, Alex Bandera ne se préoccupait pas de Dieu. Il se disait même qu’un Dieu intelligent ne pouvait pas faire la connerie d’exister, et cette hypothèse lui semblait de jour en jour plus plausible.

En pensant à ce Dieu d’une intelligence et d’une noblesse absolues, Alex Bandera tourna le volant pour s’engager dans le flot de la circulation. Cinq minutes plus tard, la BMW noire laissa derrière elle l’oratoire Saint-Joseph et descendit la colline pour tourner à droite sur le boulevard Côte-des-Neiges.

Le mont Royal s’élevait presque au centre de la ville. Avec ses cinq cents mètres de hauteur, ce qui n’avait rien de spectaculaire, il réussissait tout de même à animer le paysage de Montréal. Quand la BMW noire se gara sur le vaste terrain de stationnement qui se trouvait au pied de la montagne, plus pressés que d’autres, quelques lampadaires avaient déjà commencé à s’allumer par-ci, par-là.

D’un geste réflexe, la main se pencha sous le tableau de bord où, dans une cachette aménagée, se trouvait toujours le revolver. Alex Bandera sursauta en ne le trouvant pas, mais il se rappela sur-le-champ que l’arme était restée à la maison parce qu’il l’avait voulu ainsi, et parce que rien d’imprévu ne pouvait arriver. Un court moment, il se dit que si rien d’imprévu ne pouvait arriver, il aurait fort bien pu le prendre, car alors la prudence n’avait aucune raison d’être.

Il fit un geste de dépit. Il descendit de la voiture, nettoya du dos de la main la cendre de cigarette qui avait taché son complet de jean noir, puis inspecta les alentours. Il s’engagea d’un pas rapide dans l’allée qui montait vers le belvédère, mais, peu après, il ralentit le rythme car rien ne pressait.

Dans le grand parc qui contournait la montagne, l’atmosphère était à la promenade. Une promenade bien nord-américaine, qui n’avait pas grand-chose en commun avec le « voir et se faire voir » de l’Europe ou de l’Amérique de Sud.

Seuls ou en couples, les gens profitaient de la tranquillité de l’endroit qui, du moins à première vue, était irréprochable. Aucune pancarte n’interdisait de passer sur l’herbe, plusieurs sentiers étroits s’entrelaçaient pour se perdre dans le terrain boisé, et les promeneurs en chaussures de tennis y circulaient à leur guise.

En arrivant au belvédère, large plate-forme bétonnée qui surplombait la ville, il n’y trouva qu’un groupe de touristes américains. Pour la plupart fessus et bedonnants, ils étaient en train de s’agiter à droite et à gauche, caméra à la main.

Comme il lui restait encore une bonne dizaine de minutes, Alex Bandera s’accouda à la balustrade pour admirer la panorama qui s’étendait à perte de vue.

La ville avait une beauté à elle, dépourvue de tout grandiose. Comme partout dans les villes civilisées ou dignes de ce nom, le métro-boulot-dodo avait fini par avoir un effet bénéfique sur la sexualité des gens, car cette distraction du pauvre était devenue la seule arme efficace contre l’ennui.

Vue comme un intérêt positif envers autrui, la sexualité avait même avalé le célèbre humanisme à la canadienne, qui peu de temps auparavant avait gaiement sabordé le nationalisme, l’élitisme, la religion, le racisme et, en général, tout ce qui poussait les gens à se sentir bien et à rigoler un peu.

Mais, le sexe c’était vraiment bien : personne ne pouvait s’en détourner sans en avoir plein le cul, il ne coûtait pas les yeux de la tête, il avait le bon sens de ne pas solliciter le cortex, il avait des horaires flexibles, il avait le charme de l’interdit sur les bords, il ne créait pas une dépendance déraisonnable, et il avait le mérite indiscutable de se trouver littéralement à portée de la main.

Pour brouiller un peu les cartes, psychologues et sexologues avaient commencé à vanter tantôt la supériorité de l’amour oral sur la stérilité intellectuelle du jardinage, tantôt l’effet salutaire de la pénétration vaginale sur les problèmes de communication dans le milieu du travail, tantôt le soulagement qu’offrait la sodomie aux conflits interraciaux. Finalement, ils s’étaient mis d’accord pour prouver scientifiquement les effets positifs de la masturbation sur le développement harmonieux de la personnalité.

Confiants en la Science, les Montréalais et Montréalaises avaient acheté en trois ans deux millions de vibrateurs et deux cent cinquante mille poupées gonflables, nanties d’un lubrifiant approuvé par le ministère de l’Environnement. Fiers de leur succès et de leur Science qui permet à tous et chacun de dire sans rougir « sperme » et « clitoris », selon une logique jamais comprise, plusieurs sexologues s’étaient ensuite lancés soit dans la politique municipale, soit dans la propagation ardente de l’islam.

Alex Bandera ricana et s’alluma une autre cigarette. Deux putes haïtiennes, vêtues de jeans courts coupés trop haut pour contenir leurs grosses fesses, se promenaient sur le belvédère en attendant patiemment la tombée de la nuit.

Toutefois, l’obscurité à toute épreuve qui s’installait sur les allées ne servait pas seulement aux putes. Car même si l’endroit était propice à la libre entreprise, bien des activités à but non lucratif trouvaient les conditions idéales pour s’épanouir au sein de la Nature : des couples mariés arrivaient à découvrir que la lune se trouvait toujours à sa place, des amoureux timides découvraient le romantisme d’enfiler à quatre mains le condom coriace, des épouses infidèles oubliaient leurs remords et s’envoyaient en l’air sans tenir compte des passants curieux d’apprendre.

Les voyeurs de tous âges trouvaient ainsi un paradis à eux, où il n’y avait que l’embarras du choix. Timides ou pas, les couples arrivés au point de non-retour se souciaient peu de leur présence qui, tout le monde s’accordait pour le dire, était aussi indiscrète que polie. Tapis derrière les troncs d’arbre ou assis carrément à deux pas des protagonistes, les voyeurs étaient assurés de la qualité du spectacle. Car, dit-on, rien ne peut mieux combattre l’éjaculation précoce que six moustiques affamés agrippés aux couilles.

Un vrai problème, les moustiques. Alex Bandera écrasa celui qui s’était planté dans son cou et regarda à nouveau la grosse Bulova qu’il avait au poignet droit : encore trois minutes, le temps de se reprocher son sarcasme sur la ville et sur la façon dont les citadins se fabriquaient de peine et de misère un peu d’insolite. Il se dit que ce sarcasme n’était digne ni d’un hors-la-loi, ni d’un philosophe, ni d’un anthropologue qui doit éviter le piège des jugements de valeur à propos des coutumes des aborigènes.

La place exacte du rendez-vous n’était pas loin. Il se dirigea vers l’étroit escalier en pierre taillée qui, en se faufilant parmi les bosquets, partait d’un côté du belvédère pour grimper hardiment jusqu’à la grande terrasse boisée située une cinquantaine de mètres plus haut. Il commença à gravir tranquillement les marches, et, une fois arrivé à la dernière, inspecta les lieux d’un regard circulaire.




Seules quelques personnes se trouvaient dans la clairière contournée sur trois côtés, comme d’un mur compact, par des arbres et des bosquets touffus. La clairière s’ouvrait vers la ville grâce à une falaise abrupte, une sorte de plate-forme sans garde-fou qui finissait net au-dessus du vide. De cet endroit, la ville offrait un panorama imprenable, mais les quatre personnes qui se tenaient dans la clairière ne semblaient pas intéressées par le sujet.

À droite, sous la lumière anémique d’un lampadaire noyé dans la verdure, deux jeunes Asiatiques, un homme et une femme maigrichonne, étaient en train de pique-niquer sur une couverture. Ils creusaient avec des baguettes leurs assiettes en carton, mangeaient sans lever les yeux, échangeaient des mots à voix basse et, pour des raisons impossibles à cerner, riaient discrètement de temps en temps.

À gauche, sous un lampadaire tout aussi anémique que le premier, l’air frêle et distingué, un monsieur dans la cinquantaine écrivait, assis sur une banquette basse. Son visage était fortement penché sur le cahier qu’il tenait sur les genoux, des cheveux abondants lui tombaient continuellement sur le front, il les relevait avec des gestes fébriles, et semblait complètement absorbé par ses préoccupations créatives…

« Devant ses yeux terrifiés, écrivait-il, le soleil rouge sang s’enfonça comme la hache du bourreau dans les eaux résignées du fleuve. Un sang bleu semblait gicler du Danube et, en frissonnant, la princesse Brunhilda détourna son regard de la fenêtre grillagée.

« La malheureuse ! Comme chaque jour, le moment du supplice approchait à grands pas. Comment échapper à la terrible épreuve ? se demandait-elle, les yeux en larmes. Comment ? Mais la cellule vide, taillée dans la roche de la montagne maudite, n’apporta aucune réponse convenable à ces troublantes interrogations. La cellule, comme la grosse chaîne qui lui serrait les chevilles, disait qu’il n’y avait rien à faire pour éviter le péché et la honte.

« Soudain, comme un cri de douleur, la clef énorme grinça dans la serrure rouillée de la porte. Instinctivement, la belle princesse essaya de cacher sa nudité absolue. Hélas ! sans y parvenir, car ses blonds cheveux n’arrivaient pas à couvrir les inestimables trésors de son corps.

« La porte s’ouvrit avec un bruit plaintif et Siegfried, l’immonde châtelain, complice du mage Turold, fit son apparition démoniaque. Ouverte sur le devant, sa robe de chambre laissait voir la verge monstrueuse qui lui arrivait jusqu’aux genoux. Envahie par l’horreur, la princesse Brunhilda se tourna vers la fenêtre exiguë. Elle colla ses seins somptueux contre les barreaux, comme pour les faire fondre à la chaleur de son cœur. Hélas, le scélérat Siegfried n’attendait que ça… »




Pas loin du monsieur distingué qui écrivait son roman chevaleresque, le quatrième occupant de la clairière était commodément allongé dans l’herbe grasse. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années, à qui les lunettes épaisses et la calvitie précoce donnaient un air rassurant d’intellectuel-né — c’est-à-dire sensible, délicat, déçu du prosaïsme de l’existence, persuadé que Jésus avait été un extraterrestre et que Moïse souffrait du complexe d’Œdipe. Pénétrer du regard l’intimité des gens lui semblait un pouvoir divin qui pouvait être thésaurisé convenablement, de sorte que, tôt ou tard, ce pouvoir aurait fini par porter fruit. C’était comme ça que naissaient les anges, il n’osait pas encore le déclarer en public, mais son flair de voyeur lui disait que, ce soir, son pouvoir ferait des gains considérables en ce sens.

Dans ce but grandiose, il ne quittait pas des yeux le couple d’Asiatiques, s’attendant à les voir baiser comme dans le film Les trous noirs aux yeux bridés, chef-d’œuvre du cinéma érotique qu’il regardait chez lui trois fois par jour et, quelquefois quatre. Et même si le couple d’Asiatiques ne donnait aucun signe de s’intéresser à la chose, il gardait une confiance inébranlable dans leur réputée perfidie.

Il savait bien que tous les Asiatiques lisent Kāma-sutra comme tous les Blancs lisent les histoires d’Astérix, et que cela finit toujours par laisser des traces quelque part. Pour le moment, les gouttes de pluie n’arrivaient pas à percer le feuillage des arbres — mais, vu la lourdeur des nuages, cela ne pouvait durer indéfiniment. Et une fois trempés par les rafales de pluie, les Asiatiques allaient déchaîner leur fameuse sensualité. Ils allaient se déshabiller l’un l’autre en utilisant les baguettes, perversité haut de gamme qui exigeait une patience et un savoir-faire à couper le souffle.

Le seul élément qui pouvait lui gâcher la soirée, c’était le type habillé en noir, le type qui venait d’entrer dans la clairière et dont le sourire narquois n’annonçait rien de bon. Ce type-là s’en foutait complètement de la subtilité des orgies à la baguette. Le type en noir était indifférent, mais c’était une indifférence qui voyait tout, et qui ciblait tout. Cette indifférence acérée décourageait à tel point que le voyeur pensa s’en aller. Mais il décida de rester, car on n’est pas intellectuel-né pour rien. De plus, son flair continuait de répéter inlassablement que le « jamais vu » n’était pas loin.




Alex Bandera avança lentement jusqu’au milieu de la clairière. Il passa rapidement les gens en revue, enregistra automatiquement l’hostilité du type aux lunettes, remarqua l’embouchure du sentier qui se trouvait du côté opposé à l’escalier, s’approcha du bord de la terrasse rocheuse, et s’assit sur une grosse pierre pour regarder la ville. Il était maintenant au lieu du rendez-vous et Jack devrait arriver d’un moment à l’autre.

La pluie avait légèrement augmenté sa cadence, mais cela ne dérangeait pas Alex Bandera. Les yeux mi-clos, il regardait droit devant lui, en essayant de repérer au loin la bâtisse qui abritait l’entrepôt central de la compagnie Tiger Armoured Car, la grosse compagnie de transport de fonds par fourgons blindés qui ramassait l’argent de tous les grands magasins et de toutes les grandes banques de la ville de Montréal. Et des grandes banques, il y en avait légion.

Les gratte-ciel du centre-ville ne lui permettaient pas de la voir, mais il savait que la bâtisse se trouvait là. Il aurait pu la dessiner dans les moindres détails, autant de l’extérieur que de l’intérieur. Surtout de l’intérieur, ce qui l’intéressait le plus.

Et pour cause. Il éprouvait une grande compassion pour les quarante millions de dollars qui s’ennuyaient là-bas du vendredi soir au lundi. D’autre part, ces quarante millions de dollars qui se trouvaient au sous-sol, dans la chambre forte, représentaient un véritable défi. Comme un monument élevé à la gloire du « jamais vu » et du « jamais pour toi ».

Le système défensif de la chambre forte était tel, que juste l’idée d’un cambriolage soulevait la risée. La bâtisse elle-même, par ses dimensions et son architecture, rayonnait le pouvoir âpre et ­inodore de l’argent. La Tiger Armoured Car n’occupait ses locaux que depuis une vingtaine d’années, mais la bâtisse datait de 1880, année où elle avait été érigée pour servir de casino.

Et quel casino ! Conçu pour faire pâlir d’envie tous ses concurrents, le casino Fortuna Star était un vrai temple en l’honneur de la déesse Fortune, la déesse de la chance et du hasard. Sa gloire s’était étendue pendant un bon demi-siècle sur le territoire des trois Amériques, de Montréal à Buenos Aires — gloire vite tombée dans l’oubli lorsque, vers 1935, le casino Fortuna Star avait été fermé pour des raisons obscures.

L’étoile du hasard avait cessé de briller. En ouvrant sa filiale à Montréal, la compagnie de Chicago avait rénové la bâtisse de l’ancien casino en fonction de sa principale exigence — qui était, bien sûr, la sécurité.

La Tiger Armoured Car était parfaitement protégée contre le vol, et cela Alex Bandera le savait bien. Mais il savait aussi qu’elle n’était pas protégée contre un assaut, et qu’il y avait une grande ­différence entre un cambriolage et un acte de guerre.

Aussi audacieux fût-il, un cambriolage exigeait des gens qui le commettaient de se dissimuler pour réussir leur coup. Et si les systèmes d’alarme de Tiger A.C. pouvaient ridiculiser une telle ­tentative, un acte de guerre, commis ouvertement, obligerait le ridicule à changer de cible : le ridicule se tournerait alors contre la chambre forte, contre son équipement ultra-sophistiqué, contre sa fonction d’annoncer la présence d’intrus. Car cette fois, les intrus n’auraient rien à cacher à personne.

Une joie mauvaise flotta dans le regard d’Alex Bandera. Les quarante millions de dollars n’avaient aucune défense et, du moins en théorie, l’impossible n’existait plus. En pratique, les choses étaient un peu plus compliquées. Comme seule la pratique permettait de juger la valeur d’une vérité, il se dit que le principe était trop sévère envers ceux qui risquaient d’y laisser leur peau.

Il fumait en protégeant sa cigarette dans le creux de la main. Modeste et tenace, la pluie continuait de tomber avec une retenue calculée qui n’annonçait rien de bon. Amplifiée par l’humidité, la chaleur était devenue tellement oppressante, qu’aucun courant d’air ne se hasardait à la dissiper. Avec quelques lianes, quelques singes ou quelques crocodiles par-ci, par-là, il se serait cru dans la jungle amazonienne, telle qu’on peut la voir à la télévision.

Alors qu’il était à réfléchir sagement aux crocodiles, aux symboles de l’Impossible et aux actes de guerre qui étaient plus ­compliqués qu’on se l’imagine, un homme solidement bâti, avec des cheveux gris coupés en brosse, apparut au débouché de l’escalier.

Un grand sac kaki appuyait lourdement sur son épaule. Il se dirigea vers Alex Bandera et, une fois arrivé, abandonna avec soulagement sa charge. Il s’assit à côté en gémissant et en essayant de reprendre son souffle. Il s’essuya le front avec un grand mouchoir de soie couleur bourgogne.

— Elle pèse au moins trente kilos cette saloperie de sac, articula-­t-il avec difficulté.

— Dis-toi, Jack, que ce sont trente kilos de billets de banque, le réconforta en souriant Alex Bandera. En coupures de vingt, cinq cent mille dollars doivent peser à peu près ça. Il faut y penser à l’argent.

— Bien sûr que j’y pense, se lamenta Jack. Tu sais combien j’ai dû payer tes foutues Kalashnikov ? Deux mille dollars pièce. Pourquoi ? Parce que tu n’en veux pas, des Kalashnikov faites en Égypte. Et pourquoi tu n’en veux pas, aucune idée.

— De grâce, Jack, commence pas.

— Chaque pistolet, mille dollars. Des Beretta 92, et pas autre chose. Seulement du flambant neuf, et pas question de Beretta fabriquées sous licence aux États-Unis. Trois chargeurs de quinze coups pour chaque pistolet, quatre chargeurs de trente coups pour chaque fusil d’assaut, sans parler de ces munitions de malheur que j’ai eu de la misère à trouver.

— Parle-moi des munitions, sourit Alex Bandera. Tu sais que la munition est la crème de tout…

— Des crèmes comme ça, tu en as ! coupa Jack, et pour la ­première fois une satisfaction professionnelle s’afficha dans son regard. Pour les pistolets, j’ai trouvé des 9 mm. en modèle THV, et les porteurs de gilets pare-balles ont de quoi pleurer. Ils peuvent même pisser sur leurs gilets, parce que cette crème, comme tu dis, peut passer en sifflant à travers vingt-six couches de Kevlar.

— Ah, oui ? ricana Alex Bandera. Je suis heureux de le savoir.

— Mais tu ne sais pas, certainement pas, combien j’ai dû les payer. Les Français qui fabriquent ces foutues cartouches ont une législation infecte, et les prix sont à la mesure des difficultés.

— Combien ? demanda Alex Bandera pour lui laisser le plaisir de se lamenter.

— Quinze dollars la cartouche ! s’exclama Jack, les yeux remplis d’horreur.

Alex Bandera commença à rire doucement, presque attendri par l’indignation sincère de l’autre.

— Sois pas bébé, Jack, fit-il. Même à cent dollars la cartouche, le prix est excellent. Quand un projectile peut enculer un gilet pare-balles, à n’importe quel prix il reste un cadeau.

— Je dois reconnaître que tu as raison, céda Jack après un court silence. Demain tu auras le stock au complet : les cartouches traçantes pour les Kalashnikov, les masques à gaz, les grenades à main, les explosifs, les tenues de combat. Tout ce que tu as demandé, tu l’auras.

— Essayons de relaxer un peu, lui dit Alex Bandera avec un soupir de soulagement. Regarde comme cette ville peut être belle. Une vraie carte postale avec des lumières partout.

— Je m’en fous.

— Sois pas ingrat, l’admonesta Alex Bandera. Deux millions d’honnêtes gens se trouvent là. Ils ne vivent que dans le but manifeste d’allumer leurs ampoules le soir. Ils font ça juste pour faire plaisir aux gens qui regardent. Ils pensent à nous. C’est très gentil de leur part.

— Maintenant que tu es content, tu as envie de rigoler. Mais je voudrais savoir quand tu vas me payer…

— Pour les armes et pour l’équipement, tout de suite après le coup. Ta part, les cinq cent mille dollars, tu l’auras dans quatre semaines.

— Et si quelque chose de mal arrive ?

— Quelque chose, comme quoi, Jack ?

— Enfin… je ne sais pas. Un malheur…

— Rien de grave. Tu perds ton fric, je perds ma peau. Et Théo Vaida, Stalin, Musulinu, Rocco Damiani, perdront aussi la leur.

Une étincelle de dureté s’alluma dans le regard d’Alex Bandera. Jack s’empressa de redresser la situation :

— T’énerve pas, murmura-t-il. J’avais dit juste ça comme ça… Moi, je sais que tu vas gagner. Mais le danger principal viendra après le coup. Le monde est rempli de chacals, Bandera. N’oublie jamais ça, et fais attention à toi.

— Je sais, Jack.

— Bien sûr que tu le sais ! Tu le savais aussi quand tu t’es ­attaqué à la Wells Fargo, ici à Montréal. Tu le savais, oui ou non ?

— Je le savais, sourit Alex Bandera.

— Et alors ? Un coup bien réussi, les gardes braqués et désarmés en plein centre-ville, en pleine rue, des centaines de milliers de dollars raflées en vingt secondes…

— N’en parlons plus.

— Pourquoi ne pas en parler ? s’insurgea Jack. Tu savais que le monde était rempli de chacals, mais les chacals t’ont mordu quand même. Pas vrai ?

Alex Bandera ne répondit pas. Au loin, les néons dessinaient avec une précision remarquable les quadrilatères des boulevards. Comme un torrent de lave gagné aux vertus civiques, les auto­mobiles coulaient en flots continus sur les longs ponts métalliques qui traversaient le fleuve.

Dans la clairière, le brouillard apparu de nulle part commença à s’amasser au pied des arbres. Le brouillard se mélangeait tellement bien à l’humidité et à la chaleur que la ressemblance avec la forêt amazonienne s’en portait mieux que jamais. À juste titre, le témoin oculaire aurait pu croire que seule la réglementation municipale empêchait les crocodiles de surgir à l’improviste.

Tenaces, les gouttes de pluie avaient fini par avoir raison de l’abri qu’offraient les couronnes des arbres. Le couple d’Asiatiques décida de partir. Ils quittèrent l’endroit sous le regard déconfit de l’intellectuel-né, qui ne les aurait jamais cru aussi perfides, capables de s’en aller avec leurs baguettes pour faire une orgie ailleurs.

Son désarroi s’amplifia à l’idée que son flair avait pu le ­tromper. Il espéra un miracle, une distorsion du temps et de l’espace. Il pensa même à l’extraterrestre qui avait appris aux hommes que la foi peut soulever bien des choses et vice-versa. Dans son désespoir, il lui demanda une faveur contre la souffrance de ne plus regarder Les trous noirs aux yeux bridés jusqu’à la fin du mois. Il serra les paupières en attendant la réponse, et la réponse ne tarda pas à venir.




Le miracle se produisit, et il avait tout ce qu’il fallait pour en être un vrai. Alors que personne n’aurait pu s’y attendre, un autre couple monta l’escalier. Le couple pénétra avec nonchalance dans la clairière, et si le type semblait tout à fait ordinaire, la belle blonde qui l’accompagnait avait de quoi laisser perplexe l’intellectuel-né, et pas seulement lui. La jeune femme était grande, autour de un mètre quatre-vingt-cinq. Elle avait les hanches très rondes, la taille très fine, et les épaules vigoureuses comme celles d’une nageuse de compétition. Trempée par la pluie, la robe couleur lilas, sans manches et outrageusement décolletée, lui collait au corps, révélant ainsi force détails.

Même dans le film hautement érotique Sept épreuves incroyables pour devenir la reine des Vikings, la gagnante du penta­thlon sexuel n’avait eu ni les cuisses plus appétissantes, ni les fesses plus bombées, ni la poitrine plus somptueuse. L’intellectuel-né, les yeux écarquillés derrière les lentilles épaisses de ses lunettes, n’osait pas encore croire à la réalité. Toutefois, le visage délicat et racé de la belle blonde, comme ses grands yeux étirés vers les tempes, refroidirent un peu ses ardeurs. En effet, elle n’avait aucune trace de cette prometteuse vulgarité si nécessaire à une vraie gagnante du penta­thlon sexuel.

Mais elle avait une grande bouche aux lèvres si pleines, que l’extraterrestre qui les avait mises là, avait dû le faire dans le but bien précis de soulever quelque chose.

Surpris par l’allure de la jeune femme, même Alex Bandera tourna la tête pour mieux la voir, geste de faiblesse répréhensible qu’il ne faisait jamais ou presque.

— J’espère que tu ne m’en veux pas, fit Jack.

— T’en vouloir, pourquoi ?

— Comme ça… Parce qu’on a fait bien des choses, et que cette fois-ci je n’ai pas le pouvoir de crâner.

— C’est pas grave, sourit Alex Bandera. Cette fois-ci, c’est pas pareil…

— C’est pas du tout pareil, marmonna Jack. Cette fois, c’est quelque chose de trop. Tu veux vider toute la chambre forte de Tiger A.C. Tu veux tout emporter. Tu ne veux pas leur laisser un cent.

— Et alors ? ricana Alex Bandera. On va avoir trop d’argent ?

— Ce n’est pas ça…

— C’est quoi alors ? Le risque ? Quand on braquait des camions blindés ensemble, on risquait aussi nos vies. Personne ne peut mourir deux fois, Jack. Personne n’est si futé que ça.

— Je ne veux pas que tu me juges mal.

— Pas du tout, Jack, pas du tout. Et de toute façon, pour nous donner un coup de main, quelqu’un doit rester à l’extérieur de la bâtisse. Tu vas nous aider beaucoup. Qu’est-ce qu’on ferait sans toi, hein ?

— Je vais partir maintenant, dit Jack en se levant. Parce que c’est mieux d’être prudents, laisse-moi dix minutes d’avance. Et quand tu vas descendre avec le sac, évite de te disputer.

— De me disputer, avec qui ? rit Alex Bandera.

— En bas, sur le belvédère, un petit gang de motards fait la fête. Pas dangereux, mais chiants. Quand je suis passé, ils m’ont demandé si j’avais de la bière dans mon sac…

Ils pouffèrent de rire tous les deux.

— Bon sang, j’avais oublié ! fit Jack.

Il se pencha sur le sac, ouvrit d’un côté la fermeture éclair et sortit de l’intérieur un paquet enveloppé dans un tissu taché d’huile.

— Ça c’est pour toi, cadeau de ma part, ajouta-t-il avec fierté. Je sais qu’il va te plaire. Même si la course de la détente est un peu longue, sa douceur est sans pareille pour un 357 Magnum. Le canon est lourd et donne une stabilité excellente en tir rapide.

Alex Bandera ouvrit le paquet. Il reconnut d’un clin d’œil le revolver, un Colt Python à canon de six pouces. De plus, délicatesse bienvenue, la modification type « combat » marquait d’orange vif les points de visée de l’arme.

— Vraiment gentil de ta part, dit-il, sincèrement touché. T’as même panaché le barillet. Les cartouches doivent bien coûter cent dollars pièce !

— Oh, non ! se défendit Jack avec modestie. Tu as trois THV et trois Silvertip Hollow Point. J’ai choisi ce type de cartouches… plutôt par amour des bons souvenirs que par souci d’efficacité.

— Toujours romantique, toi ! dit Alex Bandera avec un petit sourire au coin des lèvres.

De la main, Jack fit un signe de lassitude qui voulait dire que c’étaient des faiblesses qui ne passaient pas, quoi qu’on fasse. Il s’en alla sans tourner la tête et, parce que toutes les personnes qui se trouvaient dans la clairière étaient occupées par quelque chose, son départ silencieux passa inaperçu.




Sous de la faible lumière du lampadaire, ignorant la pluie, le monsieur distingué continuait d’ajouter des phrases vibrantes à son roman chevaleresque, sans même se tourner vers la belle blonde qui se laissait tripoter sans gêne par son compagnon. Pour mieux faire, celui-ci lui avait soulevé la robe jusqu’à la taille, spectacle saisissant parce que la femme ne portait rien en dessous et parce que, des rondeurs pareilles, il fallait vraiment les voir pour les croire.

Pour l’intellectuel-né, c’était le bonheur. Retranché stratégiquement dans l’obscurité, il exerçait son pouvoir divin de pénétrer du regard l’intimité des autres. Il avalait en vitesse les détails, et pendant que son cœur lui pompait le sang vers les bons endroits, son flair lui éperonnait l’âme en disant que le meilleur restait à venir.

Au loin, deux éclairs traversèrent le ciel, le bruit du tonnerre arriva faiblement jusqu’à eux, et la grosse pluie se déclencha en rafales rapides qui tombaient de travers.

À ce moment-là, les événements se mirent en marche, et la belle blonde fit le premier geste. D’un seul mouvement, elle enleva sa robe, demeurant toute nue, debout sous la pluie battante, comme pour défier la reine des Vikings et l’intimider avec ses seins volumineux. Des seins comme les obus de gros calibre, qui luisaient malgré le peu de lumière et qui pointaient agressivement en avant.

« Bordel ! s’exclama entre ses dents Alex Bandera, et dans cette manifestation d’étonnement il y avait une bonne dose d’inquiétude. Il n’avait pas besoin de se frotter aux règlements municipaux sur l’indécence. Il regarda rapidement autour, appréhendant d’éventuelles complications. Mais des complications, il n’y en avait pas, impression sans doute partagée par la belle blonde qui, dans la clairière coupée du monde par la pluie, semblait se sentir à l’aise comme dans sa chambre à coucher. Et pour le prouver à ceux qui auraient pu en douter, elle s’agenouilla dans l’herbe comme sur le tapis du salon.

Quand elle colla le front au sol, Alex Bandera se dit avec sagesse que les fesses montées en l’air laissaient peu de doutes sur les événements à venir. Les gens se tapaient de l’insolite comme ils le pouvaient, et c’était leur droit légitime qu’un anthropologue devait reconnaître. Ils prenaient le risque charmant d’expliquer leurs prouesses aux forces de l’ordre, ils pouvaient se payer facile­ment le luxe des explications, les montants des contraventions étaient ­raisonnables, et somme toute, montrer leur cul, c’était leur seule façon de braquer quelque chose dans leur putaine de vie.

La justesse de ces pensées fut vite confirmée par le compagnon de la jeune femme. Il baissa son pantalon et se planta entre les fesses qui s’offraient à la pluie, action pleine de bravoure qui aurait mérité un meilleur éclairage. La femme arqua la croupe, et le type s’attela à la tâche.

Alex Bandera jeta la cigarette qui lui brûlait les doigts. Il se dit qu’avec la pluie et tout, la grande blonde ne pouvait pas se plaindre de ne pas avoir un contact réel avec la Nature, que peut-être c’était ce qu’elle cherchait, et que si elle le cherchait à travers la peau, elle croyait à une Nature basée sur les faits et sur le présent. En choisissant « l’artifice » elle laissait de côté le passé et le futur, ce qui n’était pas grave. Le passé et le futur, c’était ce qui n’existait pas ou pas encore, et mettant un point final à ses pensées, Alex Bandera se reprocha d’utiliser deux poids, deux mesures, pour justifier les options de la belle blonde. Se rappelant l’importance du présent, Alex Bandera empoigna le lourd sac kaki pour s’en aller.

À ce moment, il vit le gang qui bloquait l’accès à la clairière. Depuis combien de temps se trouvaient-ils là, il ne pouvait le dire. Mais d’un seul regard il sut que les trois hommes et la femme qui les accompagnait, tous dans la trentaine, ne valaient pas un clou.

Cela n’était pas du tout rassurant, car rares sont ceux qui ne valent pas un clou et qui le savent. D’habitude il fallait toujours le leur apprendre et, à cause du sac kaki, ce n’était pas le moment de céder aux pulsions pédagogiques.

En tout cas, les dix minutes concédées à Jack et à sa foutue prudence commençaient à sentir la poisse. Odeur très facile à reconnaître à cause des événements, qui tout d’un coup semblaient s’organiser selon une logique bien à eux. Il connaissait parfaitement la sensation, et savait que dans de telles circonstances la seule stratégie était de garder le statu quo. Pour tromper la poisse, en évitant de faire ce qu’elle croit qu’on va faire.

Difficile de dire si la stratégie était futée ou pas, mais parce qu’elle avait fonctionné quelques fois par le passé, Alex Bandera décida de rester à sa place et d’attendre.




Heureusement, le gang était en train de regarder le spectacle avec une attitude positive. Les trois hommes et la femme aux cheveux rouge et vert se passaient une grande bouteille d’alcool, geste sociable qui démontrait une certaine affectivité de leur part.

Mouillés jusqu’aux os par la pluie, malgré leurs vestes en cuir bardées de chaînes et de chaînettes, ils avaient tous un air pitoyable. Avec de larges gestes en arc de cercle, deux d’entre eux se montraient réciproquement quelque chose. Les gestes étaient suggestifs, et Alex Bandera aurait pu parier qu’ils étaient inspirés par les rondeurs que la blonde hissait en l’air, des rondeurs que son partenaire continuait de secouer avec des coups savants et des cadences variables.

Le troisième type, grand, gros et joufflu, se désolidarisait ­complètement de ces manifestations d’admiration prolétarienne. Il ne manquait pas pour autant d’intérêt, et dans le but de voir ça de plus près, il quitta ses camarades en direction des protagonistes.

La tête enfouie dans l’herbe, la belle blonde ne pouvait ni voir ni entendre l’intrus qui s’était arrêté à un pas d’elle. Mais son partenaire aurait pu. Surtout que le joufflu, à la recherche d’une image de qualité supérieure, avait allumé la petite lampe de poche qu’il avait à la main. Le faisceau de lumière se promenait sur les cuisses de la belle blonde, sur son dos, et une fois le tour terminé, se logea de manière définitive entre ses fesses.

Surpris, l’anthropologue qui dormait en Alex Bandera bondit pour prendre des notes sur l’événement, avec l’intention de les interpréter calmement par la suite. Il élabora déjà en grandes lignes une thèse défendable, selon laquelle l’homme de Cro-Magnon et bien avant lui les Néandertaliens, assistaient chaque jour de leur putaine de vie à des rapports sexuels. La baise n’était réglementée que par la présence d’une érection convenable, et dès lors, rien de plus normal qu’une image, gardée devant les yeux pendant cinquante mille, cent mille ou un million d’années, ait fini par passer dans la mémoire génétique comme le synonyme de la bonne santé, du bien et du désirable.

Toutefois, il n’eut pas le temps de plaisanter sur le mécanisme qui poussait cette mémoire à refaire surface. À l’idée que la belle blonde ne savait pas ce qui se passait autour d’elle, un agacement aigu monta en lui. La femme était en train de se faire rouler, et comme les chacals se ressemblaient, les formes de trahison se ressemblaient aussi. Son partenaire l’utilisait dans un but qui dépassait de loin l’entente initiale, et comme pour apporter une indication sur la dimension exacte de ce dépassement, le joufflu déboutonna sa braguette. Subito presto, il fit jaillir dans la pluie un long pénis à calotte étonnamment pointue. Pour que le partenaire de la blonde puisse l’apprécier à sa juste valeur, le joufflu détourna vers l’engin le faisceau lumineux de sa lampe de poche.

Poussés par l’envie de se trouver des fauteuils d’orchestre, les autres membres du gang se dirigèrent vers leur camarade. L’entrée de l’escalier était maintenant libre. Alex Bandera aurait pu partir sans avoir de problèmes.

Mais, trop préoccupé par l’identité génétique des chacals, il ne partit pas. Il se dit que peu importait la gravité de leur morsure, les chacals devaient tous être exterminés. Car, dès qu’un chacal décide de devenir chacal, il s’expose inévitablement à la destruction physique. Le chacal ne pouvait pas trop protester, parce que la destruction faisait partie du contrat et elle qu’était injectée dans sa nature comme une sentence définitive.

Parce que cela lui importait peu, Alex Bandera ne se demanda même pas qui avait injecté de telles choses dans de tels chacals. De plus, preuve que l’homme de Cro-Magnon avait assisté à bien d’autres événements pendant cinquante mille, cent mille ou un million d’années, de l’eau lui vint à la bouche et une vague d’adrénaline lui fouetta les muscles.

Un doute subsistait cependant, mais il se dissipa très vite. Le partenaire de la belle blonde céda sa place au joufflu. En échange, celui-ci lui passa sa lampe de poche.

À quelques pas de là, tapi parmi les bosquets, l’intellectuel-né se félicita une fois de plus pour son inspiration à solliciter un miracle. Il gémit de bonheur quand le joufflu s’agenouilla derrière la blonde, mais son bonheur concernait plus que ça. Car le « jamais vu » était vraiment là, et comme la dorsale charnue d’un requin ­couleur ­framboise, un clitoris de quatre pouces faisait saillie entre les cuisses de la belle blonde.

Le détail était tellement étonnant, que même les yeux rapprochés du joufflu brillaient d’un intérêt scientifique. Pour vérifier la nature réelle de cette dorsale, du bout de sa verge, le joufflu se mit à la pencher de droite à gauche et vice-versa. Le vice-versa n’en ­finissait pas, et pendant que l’intellectuel-né comprenait pleinement les avantages sociaux des anges, le monsieur distingué écrivait en luttant avec l’instabilité de son parapluie :

« … et l’élixir miraculeux porta fruit, car il n’était pas miraculeux pour rien. L’immonde Siegfried tomba sans connaissance sur les dalles de granit rouge sang. Essoufflée par les interminables assauts, la princesse Brunhilda n’arrivait pas à croire sa chance : la verge monstrueuse ne labourait plus ses nobles entrailles, la porte de sa ­cellule était ouverte, son honneur était sauvé, et sa vertu pouvait bien s’en remettre.

« Courir ; il faut courir ! » se dit-elle, tremblante de peur. Comme une biche terrifiée, elle se lança à vive allure le long des couloirs sans fin. Hélas, elle était toute nue, mais elle n’y pensait plus. Dans sa course désespérée, comme s’ils avaient voulu s’envoler, ses seins généreux se débattaient énergiquement à chaque pas. Les superbes cheveux blonds voltigeaient autour de ses magnifiques épaules, elle était tout en sueur, sa large foulée restait infatigable, mais elle ne connaissait pas les pièges diaboliques qui guettaient une malheureuse fugitive.

« Avec un cri d’effroi », un cri tellement terrible qu’il aurait arraché de grosses larmes à un chacal endurci, elle disparut dans la trappe qui s’était soudain ouverte sous ses pieds. Elle glissa, elle glissa interminablement avant de s’écrouler, inconsciente, sur une motte de foin où elle resta comme le cruel Destin l’avait voulu : immobile, pâle, les cheveux défaits et ses cuisses rondes largement écartées. Hélas, la pauvre princesse se trouvait dans la salle de torture du château maudit.

« Elle gémit, presque inaudible, et c’est alors que l’ange habillé en noir apparut pour la réconforter. L’ange se pencha vers elle, ouvrit la Bible et dit de sa voix froide comme une émeraude : « … je fais vivre et je fais mourir… et personne ne délivre de ma main… car j’aiguise l’éclair de mon épée… et je me vengerai de mes adversaires… mon épée dévorera leur chair… et j’enivrerai mes flèches de sang… du sang des blessés et des captifs… car je fais vivre et je fais mourir. »

Pour sa part, rassuré enfin sur la réalité de la réalité, le joufflu abandonna le vice-versa. Sans difficulté, la verge pointue se glissa dans le vagin. Le joufflu empoigna les hanches de la belle blonde, commença à lui donner de grands coups de reins, et comme si elle n’avait rien contre, pendant de longs moments elle se laissa secouer sans réagir.

« Un vrai bordel ! se dit Alex Bandera soulagé et déçu à la fois. La poisse avait manifestement raté son coup, mais il était dommage qu’une si belle femme exagérât le contact avec la Nature. La belle blonde croyait trop au présent, elle jouait le jeu des chacals, et cette putaine de Nature ne méritait pas un sacrifice pareil.

En se disant qu’il en avait assez vu, Alex Bandera souleva le sac kaki sur son épaule. D’un pas ferme, il se dirigea vers l’embouchure de l’escalier.

Mais avant qu’il y arrive, comme brûlée au feu rouge, la belle blonde se cabra et redressa vivement le buste. Elle échappa un cri de rage. Ses épaules se tournèrent avec violence, et le coude plié frappa le nez du joufflu avec une force inouïe. Une nuée de gouttes d’eau et de sang gicla sous l’impact. Complètement sonné, le gros joufflu tourna de l’œil.

Pour s’empêcher de basculer, il s’accrocha à elle. Il lui serrait désespérément la taille, mais ce ne fut pas un choix heureux. Pour la deuxième fois, le buste puissant de la blonde pivota d’un trait. Le coude frappa à nouveau avec une vitesse fulgurante et, resté bouche bée, Alex Bandera crut bien entendre le bruit des os broyés sous le coup.

Tenaillé par la douleur, mais sans laisser prise, le joufflu se mit à hurler comme une bête. Un troisième coup l’aurait certainement mis k-o. et la blonde contracta son corps pour l’appliquer. Mais elle n’eut pas le temps de le faire. Outragé, tout le gang lui tomba dessus, en se bousculant et en glissant dans l’herbe boueuse.

Seulement alors, le monsieur distingué leva les yeux. Il vit la scène, et son visage fut instantanément ravagé par une expression d’horreur. Et pour cause. Cette fois-ci, le mage Turold avait déchaîné tous ses pouvoirs maléfiques : dans la clairière, la princesse Brunhilda, plus belle que jamais, plus belle même qu’il aurait pu le croire, était assaillie par un gang des serviteurs de Siegfried. Malgré leur déguisement, malgré leurs cheveux rouge et vert, ils étaient faciles à reconnaître, car dans leurs regards haineux se lisait le nom maudit de leur maître.

Le monsieur distingué voulait aider la princesse, mais, subitement engourdies, ses jambes l’empêchaient de voler à sa rescousse. Il commença alors à appeler à l’aide, il cria de toutes ses forces, et ses cris perçaient la pluie avec une vigueur toujours renouvelée.

Comme un diable furieux et habile, la blonde se débattait sur le sol glissant. Ses adversaires ne réussissaient pas à l’immobiliser définitivement, et dans la mêlée des corps qui roulaient de tous les côtés, elle frappait, elle recevait des coups. Mais son habileté diminuait à vue d’œil. Alex Bandera oublia et la poisse, et les appels à la prudence. Il céda à la tentation de lui venir en aide, abandonna d’un mouvement sec le sac kaki et fit irruption sur le théâtre des hostilités.

D’un premier coup de pied, il réduisit au silence les hurlements du joufflu. Il continua de frapper méthodiquement dans le mou des corps, parce que c’est bien connu que la tranquillité y réside et parce qu’il ne connaissait pas meilleure méthode pour l’activer.

À côté, le partenaire de la blonde regardait le combat avec un intérêt mitigé, comme si l’issue lui importait peu. Il se tenait les mains dans les poches, se balançait légèrement sur la plante des pieds, et Alex Bandera eut même l’impression de le voir sourire. L’adrénaline fit un bond dans ses artères, et il vira brusquement de bord.

Le partenaire de la blonde n’eut même pas le temps de ciller. Le formidable coup de poing sur la tempe le projeta tête première contre un tronc d’arbre. L’eau à la bouche, Alex Bandera se pencha sur lui. D’une main, il lui agrippa solidement les cheveux, de l’autre la pointe du menton. Comme une branche pourrie, les vertèbres du cou auraient craqué d’un seul mouvement. Soudain, une lame de couteau brilla parmi les corps entrelacés au sol.

Alex Bandera abandonna le partenaire de la blonde. Il fonça de nouveau dans la bagarre, décidé cette fois-ci à y mettre la gomme. Futé, le gros joufflu se sauva le premier en direction des bosquets. Les autres le suivirent aussitôt, et ils disparurent comme s’ils n’avaient jamais été là. Toutefois, la piqûre de couteau qui lui chauffait la jambe, comme la belle blonde qui se remettait debout, se chargeaient de rappeler leur passage à Alex Bandera.

Le souffle court, la jeune femme s’approcha de lui, et parmi la foule de détails saisissants, il ne remarqua que la taille de guêpe et deux brins d’herbe collés en croix sur le sein gauche.

D’un calme surprenant, elle le regardait droit dans les yeux. Son visage délicat était taché par l’herbe écrasée, une égratignure lui ornait la joue et le nez fin saignait légèrement. La grande bouche aux lèvres trop pleines était entrouverte, un filet de salive lui coulait sur le menton, et, somme toute, la belle blonde gardait un charme à part malgré les turpitudes de l’existence. Ses lèvres se mirent en mouvement, et elle dit d’une voix profonde, chaude, presque rauque :

— Monsieur, vous tenez vos pieds sur ma robe lilas…

— Mademoiselle, je vous demande pardon ! ricana Alex Bandera, et à l’idée qu’un homme sensé aurait dû éviter de se mêler d’une histoire pareille, un énervement sourd monta en lui. Un homme sensé aurait dû penser qu’il avait un dossier criminel épais comme le bottin téléphonique, que dans six jours il devait attaquer les quarante millions de Tiger A.C., et qu’il avait avec lui un sac rempli d’armes à feu.

— Monsieur, quel est votre nom ? fit, souriante, la belle blonde.

— Ce n’est pas ton affaire, répondit-il d’un ton sec. Et la prochaine fois que tu auras envie de te faire enfiler dans la nature, essaye de mieux choisir, et l’endroit et le partenaire.

— Tu as raison, fit-elle.

— J’ai toujours raison, dit-il, réplique qui avait fait enrager toutes les femmes qu’il avait connues dans sa vie.

Elle eut un fin sourire. La robe lilas pendant à bout de bras, elle fit quelques pas vers son partenaire écroulé face contre terre.

— Est-ce qu’il est mort ? demanda-t-elle, sincèrement curieuse.

La sirène d’une auto-patrouille de police se fit entendre au loin, ce qui eut le don de rappeler à Alex Bandera qu’il se ­trouvait dans une ville civilisée, où les hurlements et les appels à l’aide donnent parfois le résultat escompté. Une autre voiture de police se fit entendre de plus près, et au même moment la belle blonde lui dit avec gaieté :

— Moi, je m’appelle Sonia Schneider. Pourquoi tu ne veux pas me dire ton nom ?

— Va te faire foutre ! siffla-t-il avec hargne.

Comme une flèche, il courut vers son sac, le ramassa en vitesse et fonça en direction de l’escalier. « Bordel ! » s’exclama-t-il, persuadé que la police devait arriver sur place d’un moment à l’autre. Un vrai bordel, un vrai merdier qui lui tombait sur la tête alors qu’il en avait le moins besoin.

Il dévala les premières marches de l’escalier, et soudain il essaya de s’arrêter net. L’inertie du sac lui fit perdre pied, de sorte qu’il glissa encore quelques marches avant de s’arrêter pour de bon.

Que rien ne manquait au merdier c’était un mensonge, parce que le meilleur était à venir : en bas, sur la plate-forme bétonnée du belvédère, deux voitures de police avaient déjà arrêté à la hâte, portières largement ouvertes et gyrophares en fonction. Les gyrophares faisaient courir des éclats rouge et bleu sur les silhouettes des quatre policiers en uniforme qui, leurs 38 de service à la main, se précipitaient vers l’escalier menant à la clairière.

Parce qu’il n’était pas question de passer à côté d’eux en leur donnant le bonsoir, Alex Bandera fit rapidement demi-tour. Il remonta l’escalier quatre à quatre, passa devant la belle blonde qui était en train d’étudier de quel côté enfiler sa robe, et coupa court à droite, vers le sentier qu’il se rappelait avoir vu à son arrivée.

— Où tu vas ? lui cria la blonde.

Même s’il avait eu envie de lui répondre, cette réponse-là aurait été très difficile à formuler, et pour cause. Au fond de la ­clairière, à l’entrée du sentier qui se perdait parmi les bosquets comme une corde dans l’eau, se tenaient les trois types de la bande avec le gros joufflu au milieu.

Tous trois amochés, tous trois avec le visage tuméfié. Mais à ce chapitre, le joufflu avait plusieurs longueurs d’avance et battait haut la main ses deux compagnons.

Tenues au niveau de la ceinture, les lames de leurs couteaux étincelaient très cinématographique sous la pluie, et Alex Bandera n’eut ni le besoin ni le temps de se faire un dessin. Sur-le-champ il sut que la poisse avait frappé dans le mille, et que le malheur était là pour de bon et pour y rester.

— On va étriper ta pute, fit l’un.

— On va te couper les couilles, renchérit l’autre.

— Et moi aussi, grommela le joufflu, étouffé par l’hémorragie nasale.

Alex Bandera savait depuis longtemps qu’il faut cesser de réfléchir quand il n’y a rien à réfléchir. Dans sa tête, une manette se déplaça fermement vers l’indication « combat ». Le corps se relaxa, la respiration devint profonde, le buste se pencha en avant. La crosse du 357 pressa ses côtés comme pour lui dire qu’elle était là, et aussitôt il fut frappé par le grotesque de la situation : trois vers de terre étaient plantés là, plantés entre lui et les quarante millions de dollars qui lui appartenaient déjà. Trois vers de terre. Trois vers de terre qui d’un coup, n’avaient ni visage, ni parents, ni amis, ni passé, ni futur. Ils n’avaient rien. Ils n’étaient personne. Des cibles à abattre.

— Et moi aussi ! hurla le joufflu, comme s’il voulait à tout prix ferrer l’avenir.

Sur le flanc droit, le premier ver de terre fit un pas en avant. Il reçut la balle de 357 Magnum exactement à la racine du nez. Arrivée à la vitesse de mille quatre cent cinquante pieds à la seconde, la balle creuse, conçue par des techniciens inventifs pour prendre de l’expansion dans le mou, considéra que le cerveau était le lieu tout indiqué. La balle suivante frappa le deuxième ver de terre derrière l’oreille, juste comme il était en train de pivoter vers une direction inconnue.

Resté seul, le gros joufflu démarra en diagonale avec une agilité insoupçonnable. Propulsé en avant par un mélange explosif d’adrénaline et d’alcool distillé, il fonça, couteau à la main, en direction de la belle blonde. Incapable de bouger, elle le regardait venir.

Le joufflu courait vraiment vite, mais en aucun moment il ne fut capable de dépasser la vitesse de mille quatre cent cinquante pieds à la seconde. Lorsqu’il ne fut qu’à quelques pas de la femme, la balle de 357 le rattrapa de plein fouet à la base du crâne. Bousculé par le choc, l’œil gauche quitta précipitamment la tête. L’œil sauta avec un « flop » mouillé entre les seins époustouflants de la belle blonde et, tel un regard indiscret, se faufila parmi les plis de sa robe couleur lilas.

Retentissantes, les trois détonations avaient frappé l’air alourdi par la pluie comme trois coups d’obusier. Leur bruit vibrait encore dans les tympans et dans les doigts d’Alex Bandera quand, sans avertissement, deux coups de feu claquèrent sèchement à l’embouchure de l’escalier. « Les 38 ! » pensa-t-il, pliant les genoux et se retournant pour faire face.

Au même moment, tenu par des mains tendues en avant, son Colt Python cracha rapidement une longue flamme orange. La casquette de policier dépassait à peine la hauteur de la dernière marche. Fauchée par la balle, la casquette disparut comme par enchantement et le silence qui suivit fut complet.

Depuis longtemps, le monsieur distingué ne criait plus. Pour sa part, l’intellectuel-né avait une folle envie de hurler, mais n’en avait pas l’énergie nécessaire. Il gisait par terre, couché en chien de fusil, comme s’il avait peur que quelqu’un vienne lui voler la balle de calibre 38 qu’il avait dans le ventre. Une balle perdue qui était venue lui gâcher le plaisir, et l’empêcher de se concentrer sur quoi que ce soit. L’occasion étant excellente pour réfléchir sérieusement aux vertus relatives du « jamais vu », il ne pouvait malheureusement pas en profiter immédiatement, mais quelque chose lui disait qu’il aurait l’éternité pour le faire.




Alex Bandera savait que ce silence pouvait prendre fin d’une seconde à l’autre. D’un pas rapide, il s’engagea sur le sentier en tenant le bras replié devant lui pour se protéger contre les branches qui frappaient de toutes parts.

Le terrain boueux et les feuilles mortes rendaient le chemin impraticable, et le lourd sac qu’il avait sur l’épaule ne facilitait pas les choses. Du reste, les sirènes des auto-patrouilles qui surgissaient de partout ne l’inquiétaient pas outre mesure. Les policiers étaient tous des membres du syndicat et des adeptes de la bonne vie, deux qualités de base qui déconseillaient de creuser à la recherche du courage. Il savait que personne n’allait oser une poursuite dans la forêt pendant la nuit, sachant bien que le fugitif était un tueur armé qui n’avait rien à perdre. En plein jour, une telle opération demandait des hélicoptères, des chiens, et au moins trois cents hommes. La nuit, tout ce qu’ils pouvaient faire c’était encercler la montagne, action encore plus compliquée, et surtout très longue à accomplir.

Alex Bandera s’arrêta un moment pour reprendre son souffle. Soudain, un bruit de pas précipités se fit entendre derrière lui. Revolver au poing, il fit volte-face. Il tomba nez à nez avec la belle blonde, tout essoufflée, tout emballée et toute heureuse de le retrouver.

— Tu m’as foutu dans un bordel de merde ! siffla-t-il. Qu’est-ce que tu veux encore ?

La respiration haletante l’empêchait de répondre immédiatement, mais d’un geste étrange elle tira sur sa robe, comme pour la déchirer. Alex Bandera sourit malgré lui.

— Elle ne te plaît pas, cette putaine de robe ? fit-il.

— Je… je ne peux pas…

— J’ai bien vu, mais une femme doit s’habiller de temps en temps. Même dans la forêt, et même quand il pleut. Désolé pour toi !

— Il est là, fit-elle en montrant du doigt son corsage. Il est vraiment là… L’œil du gros type qui a… qui m’a… enfin. Son œil a sauté dans la doublure de ma robe. Et il est resté là…

— Et alors, où est le problème ? répliqua-t-il avec un mauvais sourire. Tu n’as jamais entendu l’expression « il a posé ses yeux sur elle » ? Pour une fois, ce qui était au figuré est devenu palpable. Quand on est un peu exhibitionniste sur les bords, il ne faut pas s’en faire.

— Je ne le suis pas plus que tout le monde, protesta-t-elle.

— Peut-être, mais avec l’allure que tu as, tu n’auras pas souvent la chance de rester au figuré. De plus, tu as un accent. Où es-tu née ?

— En Pologne, à Varsovie. Et je m’appelle Sonia.

— C’est encore pire, Sonia. Quand on vient d’une autre planète, le figuré ne fait jamais de cadeau.

Sans tourner la tête, il s’éloigna et la laissa là. Tout de suite après, le sentier se mit à descendre en pente raide. Il glissa, tomba, se redressa et tomba encore. Une demi-heure plus tard, quand il arriva à sa voiture, ses jambes tremblaient de fatigue et la blessure lui envoyait des élancements fulgurants.

Avec soulagement, il tourna la clef dans le contact, le moteur de la BMW démarra au quart de tour, et pour calmer les images qui se bousculaient dans sa tête, il ferma les yeux un instant. Les ­hurlements du monsieur distingué, la robe couleur lilas, les couteaux à cran d’arrêt, les brins d’herbe collés en croix sur le sein gauche, la taille de guêpe, le faisceau de la lampe de poche, le pénis pointu du joufflu, les fesses écartées de la belle blonde, le sourire du chacal, le clitoris de quatre pouces, les détonations des revolvers, tout s’effaça lentement mais sûrement.

Le regard calme et direct de la belle blonde persista encore, mais, au moment où la voiture bondit en direction de la ville, ce regard se dissipa dans le pare-brise lavé par la pluie.




Quand la BMW noire tourna au croisement de Côte-des-Neiges et Queen Mary, Alex Bandera regarda, les yeux mi-clos, la lumière criarde des néons. Une Mercedes sport de couleur blanche le dépassa comme une flèche, traversa l’intersection sans s’arrêter au feu rouge, pour disparaître rapidement en haut de la colline. À travers les vitres fumées, il avait eu l’impression d’apercevoir le profil racé d’une blonde aux cheveux mouillés par la pluie, brève impression qu’il mit sur le compte de la tension et de la fatigue.

Il parqua son auto devant l’immeuble à trois étages de la rue Queen Mary, entra dans la bâtisse, ouvrit la porte de son apparte­ment et abandonna le sac kaki à l’entrée du salon. Sans s’arrêter un instant, il se dirigea directement vers la salle de bains et, tout habillé, il entra sous la douche. La terre et le sang se mirent à couler ensemble sur le fond émaillé de la baignoire. Dehors, dans la rue, à travers la fenêtre exiguë, il remarqua un jeune couple qui attendait l’autobus de nuit. Le garçon maigrichon et la fille grassouillette s’embrassaient tendrement, calmement, il lui caressait les seins avec une certaine paresse, elle tenait sa tête sur l’épaule du garçon, toute décontractée et tout optimiste, comme si le figuré ne pouvait jamais basculer dans la réalité et vice-versa.

Alex Bandera jeta un à un ses vêtements mouillés sur le carrelage blanc et noir. En haut du genou, la blessure avait des contours nets et son apparence n’avait rien de redoutable. Serviette autour des hanches, il quitta la salle de bains pour le salon.

Il ramassa au passage le revolver plein de boue. Il l’examina et le nettoya sommairement, pour aller ensuite s’allonger sur les coussins du canapé. Il s’alluma une cigarette et jeta le paquet sur le fauteuil d’à côté. La lampe de bureau répandait une lumière tamisée dans la pièce. Il fuma tranquillement en regardant les quatre douilles vides de calibre 357 Magnum qu’il avait placées debout, l’une à côté de l’autre, sur le caisson du poste de télévision.

Le sommeil le gagna peu à peu. Il se rappela les lumières de la ville, les néons qui dessinaient les quadrilatères des boulevards, les automobiles qui coulaient en flots continus sur les ponts métalliques, et le brouillard qui berçait tendrement les crocodiles.

Il sut qu’il était en train de rêver et se laissa aller de bon gré. La belle blonde lui fit même un petit geste avec la main, il lui dit que les femmes doivent s’habiller de temps en temps, elle pouffa de rire et lui aussi. Elle était assise là, sur le fauteuil d’à côté et sa robe lilas était accrochée à la poignée de la fenêtre. « Mademoiselle, dit-il, votre clitoris est posé sur mon paquet de cigarettes. » « Je vous demande pardon », sourit-elle. Elle écarta ses cuisses rondes, déclara que son sexe inondé n’était qu’une figure de style, et décida malgré tout d’aller prendre une douche.

Mais elle ne savait pas que toute la canalisation était bouchée avec de la boue et du sang mélangés. La canalisation de l’appartement, de l’immeuble, du quartier, de la ville, du pays, du continent, toute la canalisation de la planète était bouchée ainsi. Déjà l’eau était en train de déborder de la baignoire, mais les fesses en l’air comme elle l’était, la belle blonde ne pouvait rien voir.

« Ce n’est pas mon affaire », se dit-il, mais il se trompait royale­ment parce que l’eau pénétra comme une huile noire dans le salon. L’eau montait extrêmement vite, et quand il voulut nager pour ­quitter l’appartement, il se rendit compte que ses mains étaient menottées au dos. C’était évidemment un mauvais rêve. Il le ­réalisa tout de suite, et se dit que même les meilleurs d’entre nous ­pouvaient s’endormir à la plage. Il enfonça les doigts dans le sable chaud, ouvrit les yeux et retrouva avec plaisir le littoral roumain de la mer Noire.

La journée était magnifique. La plage réservée aux nudistes était achalandée, mais pas trop. Quelques barques de pêcheurs se balançaient au large. Un vieux Polaroïd accroché au cou, le Diable faisait du slalom parmi les vacanciers à poil, recherchant calmement les amateurs de souvenirs inoubliables. « Une image vaut mille mots », disait la pancarte qu’il portait sur l’épaule, avec ­l’intention évidente de réveiller leur enthousiasme. Mais les gens ne lui prêtaient pas attention, et en apercevant Alex Bandera, le Diable se dirigea vers lui, content de le voir.

— Enfin ! s’exclama le Diable. Quand j’ai reçu la livraison, j’ai pensé à toi !

— Quelle livraison ? s’étonna Alex Bandera.

Comme réponse, le Diable massif et poilu soupira du fond du cœur. Il se gratta entre les cornes avec un air embarrassé. Il planta la pancarte dans le sable et s’assit à côté d’Alex Bandera, sur le drap rayé aux larges bandeaux vert émeraude et rouge sang.

— Bien amochée, la marchandise, se lamenta-t-il avec une nuance de reproche dans la voix. Le joufflu surtout… Le joufflu, n’en parlons plus. T’as tiré avec quoi ? Avec des cartouches pour la défense antiaérienne ? Il faut le dire, quand c’est trop, c’est trop. Amochés comme ça, comment pourrai-je les refiler au Paradis ?

— Ce n’est pas ma faute, fit Alex Bandera.

— Mais, qui parle de faute ? sursauta le Diable. Faute ! Quel langage scabreux ! Ma foi, Bandera, parfois tu te laisses aller… Essaie de te contrôler un peu, des gens pourraient t’entendre.

Prudemment, le Diable tourna la tête pour vérifier si personne n’avait tourné de l’œil en entendant la discussion. En tout cas, à quatre pattes dans la baignoire, les fesses en l’air et la tête dans l’eau, la belle blonde ne pouvait rien entendre.




Alex Bandera se réveilla d’un coup. Il se leva sur un coude et regarda sa montre. Exactement minuit et quart. Il avait dormi à peine trois quarts d’heure, mais la tension nerveuse avait déjà fondu. Il eut envie de fumer et tendit la main vers le fauteuil d’à côté où se trouvait le paquet de cigarettes. Incrédules, ses doigts palpaient le paquet mouillé et collant. Soudain, il discerna le bruit de douche qui venait de la salle de bains.

« Bordel, c’est pas vrai ! » siffla-t-il sans réussir à comprendre. Il hésita à regarder vers la fenêtre, mais la tentation fut plus forte que lui : là-bas, accrochée à la poignée, une robe couleur lilas, toute tachée par la boue et par l’herbe écrasée, se balançait de droite à gauche sous l’effet du vent qui pénétrait par les vitres ouvertes. Sur le plancher, les gouttes d’eau se ramassaient en une flaque modeste mais parfaitement discernable.

Avec le calme des braves, Alex Bandera s’alluma quand même une cigarette. « C’est pas vrai », se dit-il à nouveau, mais l’affirmation manquait beaucoup de conviction. Il resserra la serviette autour de ses hanches, se dirigea vers la salle de bains, et d’un coup de pied ouvrit violemment la porte.

— Aïe ! cria de surprise la belle blonde. Ça alors ! Tu ne sais pas frapper à la porte ? Pardi, on n’est plus dans la forêt !

Pendant qu’elle continuait à se savonner le dos, Alex Bandera fouilla rapidement dans sa mémoire. Il essaya de localiser la dernière fois qu’il était resté à court d’idées, mais comme cela semblait prendre du temps, la belle blonde ajouta avec simplicité :

— Je sors tout de suite… Soit gentil et ferme la porte. On va parler après.

Il ferma la porte. Il retourna au salon, se remplit un verre, et le but d’un trait. Il s’en remplit un autre.

— Je bois moi aussi, dit la belle blonde quinze minutes plus tard, quand elle sortit de la douche. Bien enveloppée dans le ­peignoir rouge et noir d’Alex Bandera, une serviette blanche serrée autour de la tête, elle avait l’air fraîche et proprette. Elle souriait. Elle s’allongea commodément sur le canapé, constata avec plaisir que le canapé n’était pas trop court pour elle et, avec un petit gémissement de satisfaction, posa sa tête sur l’accoudoir rembourré.

— Pas trop fâché, camarade Bandera ? fit-elle.

Le camarade Bandera lui jeta un regard sombre. Il aurait bien voulu savoir comment elle était arrivée là, et comment elle savait son nom. Mais il s’abstint de poser des questions. Il remplit les verres et s’assit sur le fauteuil sans dire un mot.

— Je suis passée à côté de toi sur Côte-des-Neiges, commença-t­-elle avec gaieté. J’ai pris ton numéro de plaque, j’ai décroché le téléphone cellulaire et j’ai demandé des informations.

— À qui ? murmura Alex Bandera.

— Évidemment, j’ai dû mentir. J’ai dit qu’en sortant d’un ­parking souterrain, ma voiture avait égratigné une BMW noire qui était stationnée là. Rien de plus normal que de chercher le propriétaire pour le dédommager. Oh ! à moi, cela arrive souvent !

— J’en doute pas. À qui as-tu parlé ?

— À un ami de famille qui possède une compagnie d’assurances. Le pauvre, c’est lui mon assureur. Heureusement pour lui, il a encore des fabriques de sucre, des compagnies maritimes, des studios de cinéma, des maisons de production. Il faut pas s’inquiéter pour lui ! Tu ne connais pas Larry Brown ? Tant mieux pour toi. Il est insupportable, mais Elvira Brown est une brave fille, même si plusieurs ne sont pas de cet avis. Pour dire vrai, tous les deux m’ont aidé beaucoup dans mes affaires. Il y a deux ans…

— J’ai aucune envie de rigoler, dit Alex Bandera en coupant court à l’avalanche de mots. Je te conseille de te mettre à table, et de dire en vitesse ce que tu fous ici.

— Et quand j’ai eu ton adresse, dit-elle en replaçant la serviette roulée autour de la tête, je suis venue directement chez toi. J’ai cogné à la porte comme le font les gens civilisés, précisa-t-elle en lui envoyant un regard de reproche. Comme personne ne répondait, j’ai appuyé sur la poignée. Ce n’était pas fermé. J’ai dit « allô ! », j’ai dit « cou-cou ! », aucun résultat. Tu étais allongé ici, et tu dormais. Alors je suis allée me laver, parce que je ne pouvais pas me supporter comme ça. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?

Alex Bandera garda le silence. Les compagnies d’assurances avaient accès aux banques de données, et il aurait pu parier qu’elle avait reçu aussi des informations sur son casier judiciaire. Toutefois, elle était venue le chercher.

Il fut tenté de croire qu’elle était un peu cinglée, mais il se ravisa vite. Elle bavardait ainsi avec l’intention précise de le détendre, de se donner un profil féminin et vulnérable, un profil suffisamment coloré pour créer des ponts. Rien de mauvais en tout ça, mais quand on crée de tels ponts, on doit avoir un but quelque part.

Quel but ? Pour le moment, impossible de le deviner. Le regard de la belle blonde était vif et enjoué, mais il avait un arrière-fond de gravité qui pouvait signifier bien des choses.

— J’attends la suite, fit-il. Et tâche de t’en tenir au sujet.

— Je m’appelle Sonia Schneider, dit-elle en lui tendant gracieusement une main aux doigts longs et fins. Et le sujet, c’est moi. J’ai vingt-six ans, et à six ans je faisais déjà de la gymnastique au club L’Étoile rouge de Varsovie…

— Vraiment ? Tu es en train de me raconter ta vie ?

— Mais à quatorze ans j’ai dû laisser tomber, parce que je grandissais trop et trop vite. Avec des seins et des fesses comme ça, tu comprends, c’était un peu gênant de sauter comme une petite chèvre…

— Je m’imagine. Mais qu’est-ce que tu dirais de sauter directement à l’âge de vingt-six ans, de te fixer sur la soirée du 1er juillet et, finalement, de me dire ce que tu fais ici, sur mon canapé ?

— Tu peux reprendre ta place ! sursauta-t-elle.

— Je m’en fous de ma place. Pourquoi tu es venue chez moi ?

Elle fut heureuse de découvrir une petite brosse dans la poche droite du peignoir. Elle commença à se brosser les cheveux, réfléchissant manifestement à la marche à suivre.

— Je vais te le dire, fit-elle. Mais je te demande quelques minutes de patience. Tu peux me supporter encore un peu ?

— On verra.

— Et à quatorze ans, reprit-elle avec entrain, j’ai commencé à pratiquer intensivement un autre sport.

— J’en suis certain.

— Tu ne peux pas être un peu sérieux ? Ce n’est pas ce tu penses. J’ai commencé à pratiquer la nage de compétition, ce qui m’a donné l’occasion d’entrer en contact avec la revue française Cuisinons mieux et avec la Révolution mondiale.

— Quelle Révolution mondiale ? s’esclaffa-t-il.

— La Révolution anticommuniste, pardi !

— Ah bon ! Parce qu’il y en avait une ?

— Bien sûr. Le combat était idéologique, mais ça commence toujours avec une machine à écrire.

— D’après ce qu’on dit, ricana Alex Bandera.

— Oui. Mais une machine à écrire n’était pas suffisante, et ils cherchaient des preuves matérielles pour démontrer que la dialectique marxiste était une fumisterie.

— C’est qui, « ils » ?

— Mon entraîneur de natation et ses trois bons amis : un professeur de maths, un psychologue spécialisé en ergonomie, et un bibliothécaire à la Bibliothèque nationale.

Elle continua son histoire en esquissant des petites sourires par-ci, par-là, de sorte qu’il ne savait pas si elle parlait sérieusement ou si elle plaisantait. En bref, l’entraîneur l’avait invitée chez lui pour lui montrer la revue Cuisinons mieux, ce qui était à l’époque l’équivalent marxiste-léniniste des estampes japonaises.

Dans les pages sorties clandestinement de la Bibliothèque nationale, s’étalaient sur du papier glacé les magnifiques images des piscines colorées et des canards à l’orange. Cela faisait fondre l’âme, ouvrait l’esprit, stimulait la capacité de rêver et donnait une certaine allergie au gris.

Dès la première fois qu’ils avaient couché ensemble, la révélation avait été fracassante. Enthousiasmé, l’entraîneur avait déclaré que les jours du communisme mondial étaient désormais ­comptés. En effet, après lui avoir mesuré avec une rigueur scientifique le ­clitoris, il avait saisi immédiatement la portée politique d’une telle preuve.

Et pour cause. En dépassant de beaucoup sa fonction, un clito­ris de dix centimètres annulait d’un coup l’Origine des Espèces et tout le bavardage autour de la fonction qui crée l’organe. De plus, une fois que le darwinisme et la théorie évolutionniste tombaient à l’eau, l’homme devenait la création de Dieu — donc, Dieu existait bel et bien.

En conséquence, parce que le marxisme-léninisme appuyait sa doctrine baveuse sur le darwinisme et sur le fait que Dieu n’existait pas, le clitoris confirmait la Genèse et obligeait le marxisme à admettre qu’il faisait fausse route.

La joie d’un tel événement méritait d’être partagée, et après une longue discussion l’entraîneur et ses amis tombèrent d’accord. Le clitoris de Sonia Schneider reçut son nom de guerre, « l’Espadon de la Vérité », et pendant les quatre années suivantes, au moins trois fois par semaine, l’Espadon de la Vérité fut préparé pour le jour J.

Sonia Schneider y participait de bon cœur, mais à cause de l’ardeur révolutionnaire des quatre complotistes, les parties de jambes en l’air étaient vraiment interminables.

— Blague à part, dit prudemment Alex Bandera, ils croyaient réellement à cette histoire ?

— J’ai toujours espéré que non, dit-elle en riant. En tout cas, moi je n’y croyais pas. Je ne croyais pas détenir la preuve irréfutable que Dieu existe, et cela me donnait une sorte de culpabilité de faux prophète. Et plus un prophète est faux, mieux il essaye de faire…

— De faire quoi ?

— De faire « comme si ». Cela crée un monde à part, cela crée des finalités, des espoirs, des libertés. De manière artificielle, bien sûr, mais c’est mille fois mieux que rien.

— Et le canard à l’orange, il était où ? demanda, souriant, Alex Bandera. Le canard était sur le drapeau de la Révolution ?

— Oh, non ! s’exclama-t-elle. Mais le canard était important. D’ailleurs, c’est à cause de lui que je suis venue ici !

— Tu veux que je te cuisine ça ? rigola-t-il.

— Non, murmura-t-elle. Je veux que tu tues mon mari.




Alex Bandera ne broncha pas. On s’attend toujours à ce que le pêcheur pêche, à ce que le cordonnier répare les souliers et à ce que le cuisinier cuisine. On s’attend aussi à ce que le tueur tue, ce qui n’était pas si con que ça.

— C’est qui, ton mari ? demanda-t-il. Le type qui se trouvait avec toi sur le mont Royal ?

— Oh, non ! fit-elle. Quand je me suis mariée pour la première fois j’avais dix-huit ans, et je peux te dire que…

Elle avait interrompu sa phrase comme si elle s’attendait à ce qu’Alex Bandera lui coupe la parole. Mais il n’avait nullement l’intention de le faire. Il savait pourquoi la belle blonde se trouvait là, et le reste n’avait rien de pressant. Le reste était plus ou moins prévisible. Il pouvait même faire des pronostics là-dessus. Des pronostics sans risque, parce qu’il n’avait aucune intention de jouer les tueurs à gages. Ni pour le compte de la belle blonde, ni pour le compte de qui que ce soit.

— Tu t’es mariée souvent, dit-il, ou seulement de temps en temps ?

— Deux fois. La première fois, pour quitter la Pologne, j’ai épousé un Français. Un Français que j’avais rencontré pendant des vacances en Roumanie, au bord de la mer Noire. J’ai vu là-bas des choses terribles…

— Vraiment ? demanda-t-il d’un ton narquois.

Sonia Schneider approuva, avec fermeté. Elle raconta qu’elle était de moins en moins portée vers les exubérances sexuelles qu’exigeait la Révolution mondiale, et les vacances de quinze jours lui avaient paru un repos mérité. Jusqu’alors convaincue que personne ne pouvait vivre pire qu’en Pologne, elle fut médusée par la pénurie qui régnait en Roumanie.

Les gens prenaient d’assaut les touristes étrangers, pour acheter d’eux des sacs en plastique, des chemises, des revues, des lacets pour les souliers, des conserves, du savon, des bouteilles pleines ou vides, des condoms, des stylos à bille, des Bibles, des couteaux à cran d’arrêt, des ciseaux à ongles, du papier hygiénique, des ­pistolets à eau, du sucre, des gommes à effacer, des ampoules électriques, et bien d’autres articles introuvables. Ils voulaient tout parce qu’ils n’avaient rien, et c’est l’absence de savon qui avait terrifié le plus Sonia Schneider.

Comme la Révolution mondiale semblait assez loin, elle paniqua à l’idée que ce communisme à la roumaine puisse déferler sur son propre pays. Plus encore, en regardant la chaîne des ­miradors qui s’étendait à perte de vue sur tout le littoral roumain, elle ­réalisa que si le déferlement se produisait, elle resterait toujours ­prisonnière. Et aucune chance de s’échapper, parce qu’en haut des miradors les soldats montaient la garde jour et nuit, avec des fusils d’assaut sur l’épaule et des longues-vues au cou.

— Et alors je me suis mariée, fit-elle en haussant les épaules. Je me suis rendu compte que j’étais complètement allergique à la pauvreté, et que le savon assuré à vie était un but aussi sécurisant que le canard à l’orange. Pour moi, il n’y avait pas de différence entre l’un et l’autre. Mon mari, lui, le savait fort bien.

— Et qu’est-ce qu’il disait ?

— Il s’en foutait, mon mari. Moi j’avais dix-huit ans, et lui ­cinquante-deux. J’ai travaillé presque trois ans dans sa compagnie, et à sa mort j’ai hérité d’une fortune équivalant à quatre millions de dollars. Ce qui aurait été suffisant pour avoir la paix…

— Il est mort comment ? demanda en ricanant Alex Bandera.

— Oh ! d’un arrêt cardiaque tout à fait naturel. J’avais la paix, j’avais l’argent, j’avais le savon et le canard à l’orange. Mais la paix n’a pas duré longtemps. L’Église du Pardon Scientifique a intenté contre moi une poursuite en dommages et intérêts. Une poursuite de quatre millions de dollars. L’Église voulait prendre tout ce que j’avais.

— Une accusation de sorcellerie, ou une accusation de fausses prophéties ?

— Ni l’une ni l’autre, soupira-t-elle. Un sorte d’ami de famille, un prédicateur, m’avait invitée à Vienne pour quelques jours. Et j’y suis allée. Le ministre du culte détenait là-bas une belle maison du xviie siècle, collée dos à dos avec le temple. C’était pas loin de Burgtheater, tu connais l’endroit ?

— Non.

— Dommage, c’est très beau. Mais je n’y ai passé qu’une nuit, parce que les trucs de sadomasochisme ne me plaisaient pas. Au début, j’ai pensé qu’il plaisantait. En riant, j’ai accepté qu’il me passe une paire de menottes. Mais quand il m’a arraché les vêtements et a sorti le fouet, j’ai cessé de rire.

— Comme pardon scientifique, on ne peut pas faire mieux, dit d’un ton très sérieux Alex Bandera.

— C’est ça ! Le prédicateur disait la même chose, pardi ! Il me frappa, me traita de prostituée de Babylone, me pénétra avec le gros manche de son fouet et m’assura que c’était la seule façon d’accumuler du capital spirituel.

— Peut-être qu’il avait raison…

— Ce n’était qu’un minable. Moi je n’avais pas le choix, et je faisais ce qu’il me demandait de faire. Mais à la fin, je me suis emparée de la paire de menottes.

— Tu avais besoin d’un souvenir ?

— Pas du tout. Mais lui, oui. Alors je l’ai couché par terre, et je l’ai frappé avec les anneaux d’acier. Je lui en ai appliqué ­quarante-deux coups sur le visage. Ni plus, ni moins. Pardi ! le ­rapport médico-légal a été formel.

S’abstenant de rire, Alex. Bandera remplit à nouveau les verres. Il se rappela la précision et la force des coups qu’elle avait portés au joufflu.

— Qui avait intenté les poursuites ? s’intéressa-t-il. La famille du défunt prédicateur ?

— Il a survécu comme par miracle. Mais son Église voulait que je paye la reconstruction de la maison et du temple.

— Tu ne les as pas démolis, quand même !

— Cela, non ! se défendit-elle. Mais j’étais si enragée que j’ai mis le feu à la chambre. Le feu s’est propagé, et… voilà ! J’ai tout vendu pour éviter la saisie. Avec l’argent, je suis arrivée au Canada.

— Quelle sorte de biens t’a laissés ton mari ?

— Il fabriquait et commercialisait des articles en caoutchouc. Plus précisément, des vibrateurs. Mon mari disait que c’étaient les seuls qui pouvaient réunir convenablement l’utilitarisme et la tendresse. Je ne crois pas que ce soit vrai à cent pour cent, mais comme rentabilité… chapeau ! En vingt-cinq ans de va-et-vient et de droite-gauche, les vibrateurs avaient bâti plusieurs immeubles de luxe sur la côte d’Azur.

— Pas mauvais, dut admettre Alex Bandera.

— Évidemment. Même si parfois ils me donnaient des cauchemars, je ne pouvais pas accepter que l’Église du Pardon Scientifique gruge tout ce que les vibrateurs avaient érigé à la sueur de leur front… Pas vrai ?

Ils rirent ensemble. Alex Bandera avait même oublié un instant qu’ils venaient juste de se connaître. Elle avait un mélange de franchise, de sarcasme et de cynisme qui lui était extrêmement ­familier. Elle voulait se rendre sympathique, et elle avait tout ce qu’il fallait pour ça. Elle faisait preuve de dextérité pour manier la brutalité verbale qu’exigent les sujets difficiles. Elle était consciente que le charme n’ouvrait pas toutes les portes, mais elle coquetait pour le plaisir de jouer. Et elle était vraiment belle. Dommage qu’elle ait voulu se compliquer la vie.

— Pourquoi veux-tu la mort de ton mari ? demanda-t-il.

— Parce que je n’ai pas d’autre solution, répondit-elle calme­ment. Quand je suis arrivée au Canada, mon dossier judiciaire pour assaut grave — elle montra ses dents dans un rire muet —, m’avait empêchée d’obtenir un visa de résident permanent. Alors j’ai épousé un type, un courtier en immobilier qui travaillait pour la famille Brown. Il n’avait pas un sou, mais il avait l’air honnête et n’était pas jaloux.

— Tu as mis ton argent à son nom ?

— Exactement. Tout ce que j’avais, parce que le Pardon Scientifique a le bras long et même ici, il pouvait saisir mon argent. Et maintenant, mon mari à l’air honnête est en train de tout liquider. Il prend des prêts, et il hypothèque ce qu’il ne peut pas vendre. Il veut quitter le pays en me laissant sans un sou. Il veut ma peau !

— Il veut ton fric, corrigea Alex Bandera.

— Et où est la différence ? Je m’en fous de ce que les délicats peuvent dire. Moi, sans argent, je me sens comme un objet inanimé. La pauvreté m’enlève la possibilité de dire « oui » et, plus grave encore, la possibilité de dire « non ». Une sorte de pantin, pardi ! Un pantin qu’on garde à quatre pattes, à tout point de vue. Raymond Schneider veut ma peau, et moi je ne peux l’en empêcher d’aucune façon.

— Sauf le tuer.

— Oui.

— Pourquoi ne pas le tuer toi-même ? dit-il avec un petit sourire au coin des lèvres.

— Je ne peux pas le faire. Pas avec mes mains. L’agression qu’il me fait n’est pas assez directe, ce n’est pas une violence physique, et je suis incapable de me mobiliser. Il faut avoir du sang-froid. Il faut être un homme…

Alex Bandera n’était pas de cet avis. Selon lui, le sang-froid était une notion qui n’avait rien à voir avec le sexe. C’était seulement la capacité de tuer deux fois la victime. La première fois mentalement, en la réduisant à un masque, à un rictus, à un mot qui rappelait et qui condensait le « pourquoi » de l’action. La deuxième fois, physiquement. Et quand le premier meurtre était réussi de manière satisfaisante, le deuxième, c’était vraiment de la tarte.

— Je crois que tu vas m’aider, fit-elle.

— Pour quelle raison ?

— Tu m’as déjà aidée sur la montagne. Et sur la montagne, j’étais coupable d’avoir provoqué les événements. C’est vrai ?

— Tout à fait.

— De plus, quand je suis entrée ici, le sac kaki était ouvert. J’ai vu les armes, et j’ai compris que tu as risqué beaucoup pour m’aider. C’est exact ?

— Hélas, oui.

— Alors ? Pour quelle raison m’as-tu aidée ? Tu dois la connaître mieux que moi.

— Disons que si tu as une allergie à la pauvreté, moi j’ai une allergie à la trahison. Sur la montagne il y avait une sorte de trahison, et les trahisons sont toutes pareilles.

— Les traîtres le sont aussi ? demanda-t-elle, souriante.

— Bien sûr.

— Mon mari est l’un d’entre eux, parce qu’il profite de la confiance et de la situation. Et comme tu m’as aidée une fois dans des conditions douteuses, tu vas m’aider aussi maintenant que je le mérite mieux. Pour les mêmes raisons, n’est-ce pas ?




Pendant de longues minutes ils restèrent sans échanger un seul mot, comme si tout avait été dit. Elle gardait les yeux fermés. Il pensa un instant qu’elle s’était endormie. Une voiture de police, sirène en marche, dévala la rue Queen Mary pour se perdre au loin. Les quatre douilles vides de 357 Magnum étaient plus immobiles et plus alignées que jamais. La terre commençait à sécher sur la robe couleur lilas, et la flaque d’eau rétrécissait sur le plancher comme une peau tendue au soleil. Sans ouvrir les yeux, elle dit d’une voix très petite et très claire :

— Camarade Bandera, tu n’as pas un grand lit dans cet appartement ?

— Le canapé ne te suffit pas ?

Elle ouvrit les yeux. Elle le regardait avec une expression de curiosité enjouée, comme si la question avait bien mérité cela.

— Le canapé me suffit, dit-elle. Le canapé a son charme, mais je t’assure qu’on va être un peu à l’étroit.

— Tu ne veux plus savoir si je vais t’aider ou pas ?

— Tu vas me donner la réponse demain ou après-demain, dit-elle avec la même voix petite et claire. À quoi bon gâcher toute la nuit ? Je me sens trop fatiguée pour continuer une discussion pareille.

— Pour le grand lit, tu n’es pas fatiguée ? demanda en souriant Alex Bandera.

— Je crois que non, murmura-t-elle. Amène-moi, et tu verras.

Peu de temps après, Alex Bandera se rendit compte que dans l’immeuble sa réputation serait faite, ou défaite, à jamais. Priant sans arrêt pour la bonne insonorisation de son appartement, il continua à aller de l’avant.

Les jambes en l’air, la belle blonde criait en passant des graves aux aiguës et vice-versa, se débattait en froissant les draps, et lançait souvent des mots dans sa langue natale. Évidemment, il ne comprenait pas ces mots qu’elle prononçait en martelant énergiquement les syllabes, mais la barrière linguistique ne l’empêchait pas de croire en leur pittoresque à toute épreuve.

Non loin de là, dans le salon, les quatre douilles vides de 357 Magnum subissaient avec indifférence le balayage sonore de ce subjectivisme débordant. Leur garde-à-vous semblait s’adresser très sérieusement à la robe couleur lilas qui, accrochée au même endroit, se balançait légèrement de droite à gauche avec la grâce redoutable d’un navire de combat.


La fin de cet extrait correspond à la page 59 du roman

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